En présentant sa future production d’Otello en 2015, Bartlett Sher agita un temps les médias par son refus de noircir le visage du Maure. Il s’agissait pour lui de refuser le stéréotype choquant du blackface pour lequel des acteurs blancs se maquillaient caricaturalement en Afro-américains dans des saynètes racistes. Susceptibilité hors de propos : Otello est lui-même un objet de haine (et Boito a largement atténué son expression par rapport à Shakespeare), pas de dérision. C’est un personnage d’une grande noblesse, s’exprimant d’ailleurs avec poésie ou profondeur. S’il est finalement touchant, il n’est jamais tourné en ridicule. A part un visage maquillé de noir, il n’y a donc aucun rapport entre la grossièreté écœurante du blackface et l’humanité d’Otello. Toutefois, en admettant cette concession un peu ridicule au politiquement correct, il appartenait à Sher de trouver une solution de substitution pour représenter l’altérité du héros. Car sa « différence » est le ressort du drame. Il est un chef de guerre noir au services des blancs ; il est plus âgé que Desdemona ; c’est un musulman au service des chrétiens dans une guerre contre d’autres musulmans. Ce sont toutes ces contradictions qui vont finalement le faire douter de son bonheur. Dans la vision de Sher, rien ne vient soutenir cette dimension, d’autant qu’Antonenko et Yoncheva sont de la même génération. Otello n’est plus finalement qu’un jaloux franchement balourd et le drame perd en crédibilité. Dans le traitement dramatique, Sher prend le parti de la sobriété. Ainsi les chœurs sont essentiellement statiques : on ne voit pas de réelle différence entre l’inquiétude de la scène de la tempête qui ouvre l’opéra, et la scène du feu de joie qui suit. Au finale de l’acte III, ils semblent indifférents au drame qui se joue devant eux. Même retenue en ce qui concerne les principaux protagonistes. Dans les scènes traditionnellement violentes comme le duo de l’acte II entre Otello et Iago ou celui du III entre Otello et Desdemona, Sher ne fait pas souvent interagir physiquement les personnages : ceux-ci semblent davantage murés dans une sorte d’incommunicabilité, parcourant de long en large le plateau, semblant parfois éviter de se regarder. Lorsque Otello s’écrie « A terra !… E piangi ! », c’est après quelques secondes d’hésitation qu’il se saisit de Desdemona pour la forcer à s’agenouiller. A la fin, Iago s’échappe sans que les protagonistes présents en se donnent beaucoup de mal pour chercher à l’arrêter. Si cette vision peut trouver des justifications, elle reste, en vidéo, moins prenante qu’une approche dramatique traditionnelle. Catherine Zuber opte pour des costumes de l’époque de la création de l’ouvrage, transposition qui reste anecdotique, même si elle met en évidence quelques parallèles entre Violetta et Desdemona : le grand ensemble qui clôt l’acte III d’Otello fait ainsi penser au finale de l’acte II de La Traviata. Composés d’éléments translucides, le décor d’Es Devlin est très élégant et fluide et conviendraient aussi à une mise en scène de cet opéra. La captation ne peut pas rendre pleinement justice aux belles vidéos de Luke Halls.
Après un « Esultate » d’entrée de bonne tenue, l’Otello d’Aleksandrs Antonenko est un peu à la peine au premier acte, avec des problèmes d’intonation dans son duo et des aigus tirés. A partir de l’acte II, une fois la voix chauffée, il offre une incarnation vocale correcte, mais un peu générique, et surtout très sage. Le contre-ut sur « Vil cortigiana » est amené sans effort. La voix manque un peu de variété de couleurs et la captation ne rend pas justice à une projection qu’on peut apprécier en salle (pour les retransmissions du Met, les dynamiques des voix sont un peu écrasées). Le ténor letton n’est pas un acteur né et sa caractérisation théâtrale est plutôt uniforme. A sa décharge, il faut convenir que les partis-pris de la mise en scène ne viennent pas l’aider. Son « Dio, mi potevi scaliar » est néanmoins de belle facture : un exploit d’autant plus remarquable qu’il est délivré sur le flanc puis à genoux. La mort est également très réussie au strict plan vocal, le chanteur ayant toujours du mal à varier les expressions de son visage de manière significative. Au final, on a du mal à ressentir son amour ou sa jalousie, à vivre la passion qui l’anime, et à comprendre qu’elle puisse le mener au meurtre. Le Iago de Željko Lučić est solide, mais un peu irrégulier. Lui aussi fait preuve de quelques difficultés de justesse, ainsi dans son air qui ouvre l’acte II. Mais il se révèle étonnamment subtil dans son duo avec Antonenko. Ses phrases en voix mixte viennent souligner le caractère insidieux et manipulateur de Iago. On comprend d’autant moins que Sher lui fasse gifler Emilia après avoir récupéré le mouchoir de Desdemona. En revanche, son « Ecco il Leone ! » qui clôt l’acte III tombe à plat : on ne ressent aucunement la noirceur nihiliste annoncée dans l’air précité. Le timbre n’est pas très intéressant et, là encore, la captation ne rend pas justice à la projection. Mais c’est Sonya Yoncheva qui fait tout le prix de cette intégrale. Avec des moyens très différents, on pense immédiatement à Renata Scotto par l’attention et la richesse apportées aux mots, par les variations de couleurs de la voix. Ici, c’est tout un héritage belcantiste qui se trouve magnifiquement mis au service de l’interprétation. Le timbre est chaud et riche, le volume impressionnant (on le ressent quand Yoncheva « se lâche » dans les ensembles ou les duos). La caractérisation dramatique est juste : Yoncheva n’est pas une inconsistante « oie blanche » tout en évitant l’histrionisme. Il est rare qu’une Desdemona puisse justifier l’achat d’un enregistrement d’Otello, mais c’est bien le cas ici tant le soprano bulgare se hisse sans peine dans les sommets de la discographie. Signalons enfin, en bloc, d’excellents rôles secondaires comme le Met en a l’habitude.
Nommé depuis nouveau directeur musical du Metropolitan Opera en remplacement de James Levine, Yannick Nézet-Séguin est lui aussi quelque peu victime des conditions d’enregistrement. Les dynamiques de l’orchestre sont affadies et la spectaculaire entrée peine à impressionner. C’est surtout dans les passages moins bruyants que se révèle tout l’art du chef canadien : le concertato de l’acte III (d’autant qu’il s’agit de la version de Milan, plus longue que la révision pour Paris), l’accompagnement de « Dio, mi potevi scaliar » ou tout le dernier acte sont d’un très haut niveau.