Edita Gruberová nait le 23 décembre 1946 à Rača, un faubourg populaire de Bratislava. La famille est modeste et le père un peu trop porté sur la boisson. A 15 ans, elle hésite entre poursuivre des études classiques ou devenir infirmière, peut-être pour gagner plus rapidement son indépendance. Le pasteur, le Dr Julius Janko, a remarqué la beauté confondante de sa voix dans la chorale et lui propose de plutôt poursuivre une carrière de chanteuse professionnelle. Pour son audition au conservatoire, Edita ne connait aucun air d’opéra et chante une mélodie populaire, ce qui ne l’empêche pas d’être admise. Nous sommes en 1961 et elle y étudie jusqu’en 1968. Son professeur, Maria Medvecká, lui fait travailler la Reine de la Nuit. Le 18 février 1968, Gruberová interprète à Bratislava, sa première Rosina du Barbiere di Siviglia. Le 7 octobre, elle remporte un troisième prix au Concours de Chant de Toulouse. Particulièrement clairvoyant, le journal Le Monde commente « Pas de très grandes voix cette année » mais note « Edita Gruberova (Tchécoslovaquie), « gretchen » d’image d’Epinal, à la voix et au sourire ensoleillés, vocalisa avec une aisance déconcertante dans l’air des clochettes de Lakmé. ». Heureusement, sa carrière est déjà lancée. Au Staatsoper de Vienne, elle alterne utilités (nous ne les citerons pas toutes) et quelques rôles de premier plan : La Reine de la Nuit (1970), Hermione (Die Ägyptische Helena, 1970), Tebaldo (Don Carlo, 1970), la Fille dans La Visite de la vieille dame (1971), une modiste (Der Rosenkavalier, 1971), Kate Pinkerton (Madama Butterfly, 1971), une Naïade (Ariadne auf Naxos, 1972), une servante (Daphne et Medea, 1972), la Première Prêtresse (Iphigénie en Tauride, 1972), Barbarina (Le Nozze di Figaro, 1972), une Fille-fleur (Parsifal, 1973). Le soprano ne rechigne devant rien. Son nouveau professeur, Ruthilde Boesch, lui fait travailler Zerbinetta qu’elle chante pour la première fois le 8 septembre 1973 et qui sera l’un de ses rôles fétiches. Quoi d’étonnant ? Zerbinetta est une femme d’origine modeste, pleine d’énergie positive, qui aime chanter et qui n’a pas peur de se donner en spectacle : tout à fait Edita ! A l’occasion d’une nouvelle production en 1976, Karl Böhm, habituellement avare de compliments, lancera : « Mon Dieu, si seulement Strauss avait entendu votre Zerbinetta ! ».
Parallèlement, à partir de 1974, Edita est invitée chaque année pendant 10 ans au Festival de Salzbourg, alors sous le règne d’Herbert von Karajan. Elle continuera à s’y produire plus sporadiquement par la suite. Elle débute à Glyndebourne en 1974, au Met en 1977, toujours en Reine de la Nuit. Par choix, Gruberová chantera assez peu à New York, ville trop lointaine, trop moderne. Elle débute à la Scala en 1978 dans le rôle de Konstanze de Die Entführung aus dem Serail. Elle y chante également Linda di Chamounix, quelques concerts et récitals, et c’est à peu près tout malgré un accueil enthousiaste qui durera jusque sur le tard avec un concert des Tre Regine de Donizetti en 2015. A Londres, elle chante Capuleti e i Montecchi (1984), Ariadne auf Naxos (1987), Lucia di Lammermoor (1988). Elle chante également régulièrement à Berlin et à Barcelone (elle y interprète notamment Violetta, et sa Traviata, aux côtés d’Alfredo Kraus, se hisse au niveau des plus grandes). Munich était son autre grand port d’attache : elle y chantera 308 représentations, dont 33 Lucia di Lammermoor, 37 Anna Bolena, 28 Lucrezia Borgia et autant de Norma, et 54 Elisabetta de Roberto Devereux, une de ses incarnations les plus spectaculaires et avec laquelle elle fera ses adieux au public munichois le 27 mars 2019 après plus de 50 ans de carrière.
Edita débute en France en 1976 avec Die schweigsame Frau, en concert pour Radio France. Cette « femme silencieuse » parisienne sera malheureusement prophétique puisqu’en dehors d’un récital à Garnier en 1980, Edita ne sera jamais invitée par l’Opéra de Paris, même si elle fut plus ou moins annoncée pour une Lucia di Lammermoor sous Bernard Lefort (débarqué entre temps), une reprise de la Lucia di Lammermoor créée par June Anderson à Bastille, une Zerbinetta à Favart et un gala pour les 30 ans de l’AROP. La province et les festivals sauvent à peine l’honneur : Die Zauberflöte (Aix, 1982, la première uniquement, peut-être parce qu’elle n’appréciait pas la mise en scène), La Traviata (Versailles, 1989 : un cauchemar sonorisé, en plein air, les tribunes d’un côté? la scène au milieu de la Pièce d’eau des Suisses et les moustiques partout !), La Fille du régiment (Nice, 1999). A ces représentations, on peut ajouter deux opéras en concert, Roberto Devereux (Strasbourg, 1994) et Norma (Pleyel, 2011), ainsi que quelques récitals avec piano ou orchestre. Comment expliquer ce désamour ? Tout d’abord, à l’exception de ceux du sud de la France, les décideurs français ne goutent guère les voix disposant de grands moyens belcantistes (Alfredo Kraus a fait ses débuts scéniques à Garnier à 58 ans et on n’a pas vu souvent ni Joan Sutherland ni Marilyn Horne). Ensuite, une certaine concurrence existait dans ce répertoire peu donné, June Anderson y fut préféré un temps, et Edita Gruberová était considérée comme le comble du mauvais goût par les beaux esprits. A l’occasion d’un de ses concerts, à Pleyel, le responsable d’un grand éditeur quitta même la salle ostensiblement, déclarant à voix haute qu’il en avait entendu assez. Bref…
En dépit de Mozart magnifiques, Edita affiche rapidement une préférence pour le belcanto. Elle remet à l’honneur Lucia di Lammermoor à Vienne en 1978 (l’ouvrage n’y avait plus été donné depuis Callas et Karajan en 1956) et y remporte un triomphe. Sa première Elvira des Puritani à Bregenz est un peu décevante : mais Gruberová est une bosseuse. Quand elle interprète le rôle au Met en 1991, le chant est coloré, les variations impeccables, le phrasé parfait, le legato à tomber et l’interprétation excitante. Richard Bonynge était passé par là et le Pygmalion de Joan Sutherland avait transformé Gruberová en authentique belcantiste. C’est un peu une deuxième Gruberová. A l’époque, elle enregistre d’ailleurs I Puritani (1993), Roberto Devereux (1994), Anna Bolena (1994), Il Barbiere di Siviglia (1997), qui viennent compléter une discographie déjà bien fournie.
Le timbre de Gruberová est lumineux (et surtout, reconnaissable immédiatement, ce qui est une qualité rare), la projection impeccable (on est loin des soubrettes à aigus auxquelles on l’a parfois injustement comparée), le souffle sans fin, les vocalises incroyables, les piani divins et les suraigus particulièrement spectaculaires. Le chant est coloré. Au négatif, les graves sont un peu confidentiels et la chanteuse a parfois la fâcheuse habitude de les écraser exagérément pour renforcer les effets dramatiques, un tic qui ravit ses fans mais qui exaspère ses détracteurs, et qui s’accentuera avec le temps. Autre tic : les aigus sont de plus en plus pris par en-dessous, en mode ascenseur De fait, au début des années 2000, Edita sent sa voix échapper à sa maîtrise, et l’aigu devient de plus en plus hasardeux, au point de prévoir des adieux pour 2012. Sa rencontre avec un nouveau professeur, Gudrun Ayasse, l’amène à retravailler sa technique et à surmonter, du moins en partie, le déclin qui s’était amorcé. C’est ici que commence la troisième Gruberová, la plus contestée. Les aigus sont redevenus plus assurés, mais durs et de moins en moins justes selon les soirs, surtout si l’on se fie aux enregistrements, lesquels filtrent malheureusement trop les harmoniques : à la scène, le résultat est tout de même nettement plus probant.
Côté interprétation, Edita en rajoute dans les effets expressionnistes, en particulier dans Lucrezia Borgia ou Roberto Devereux, où son tempérament dramatique est totalement débridé.
Pourtant, Edita continue à fasciner une partie du public et à exaspérer l’autre. En effet, une représentation avec Gruberová, c’est un moment de folie unique : parce que les rôles qu’elle chante sont insensés au regard de son âge, parce qu’elle tentera toujours les notes les plus folles (ça passe ou ça casse), parce que son investissement dramatique reste exceptionnel. Edita donne tout, prend tous les risques (combien de chanteuses abandonnent un rôle dès le premier signe de faiblesse vocale). Cerise sur le gâteau, certaines soirées sont proprement miraculeuses. Ajoutons que, jusqu’à la fin, Gruberová travaillera avec les plus grands chanteurs, sans crainte qu’ils ne lui fassent de l’ombre. Si ses défauts devenus criants irritent de manière compréhensible ses détracteurs, c’est ce don de soi qui déclenche le délire du public : des chanteuses vocalement et stylistiquement parfaites, il y en a beaucoup, des artistes aussi excitantes, il y en a beaucoup moins (les mêmes critiquent parfois les Gwyneth Jones et Leonie Rysanek, autres bêtes de scène souvent imparfaites). Pourtant, un aigu un peu bas doit-il faire oublier d’autres pages absolument somptueuses ? Entre ces deux publics c’est le dialogue de sourd. Les soirées se terminent donc par 45 minutes d’applaudissement, les fidèles tendant des calicots depuis les balcons et criant leur amour pour leur diva, des banderoles qu’ils rangeront tristement après l’ultime Roberto Devereux. Après chaque représentation, Edita signe longuement les programmes et s’en va diner tranquillement avec le noyau dur du fan club. Et si par ailleurs un spectateur vient alors la déranger pour un dernier autographe, elle l’accueille avec le plus beau sourire du monde.
Edita Gruberová aurait pu continuer longtemps son chemin dans l’enseignement, les master classes ou promener son espiègle sourire dans les jurys des concours, entourée de l’affection du public. La vie en a hélas décidé autrement.