Bonne année ! Voilà, ça c’est fait. Maintenant passons au reste ; passons à l’art lyrique. Non que la crise économique ou la faim dans le monde m’indiffèrent, mais il y a d’autres sites pour ça. Certainement, il faut avoir déjà la panse bien remplie et le portefeuille assez garni pour s’intéresser posément au contre-ut de la grosse dame. Bien sûr, bien sûr. C’est justement pour ça qu’on ne voudrait pas que le contre-ut de la grosse dame se compare à une fleur exotique dans un salon bourgeois. Si le contre-ut est là seulement pour faire plaisir, autant reprendre deux fois de la choucroute. Aussi, on voudrait que l’année lyrique 2010 nous assure que l’opéra n’est pas un genre décoratif, ni un divertissement pour digestion longue. Or à lire les programmes des théâtres, rien n’est moins sûr. L’impression dominante est même carrément inverse. Avec la crise, la faim dans le monde et le regain annoncé du matraquage fiscal, les théâtres semblent jouer la carte de la rassurante tradition. On va au théâtre pour passer quelques heures dans un ventre chaud, et oublier ses tracas. Nous, on aimerait que les directeurs de théâtre, les metteurs en scène, les chefs, les chanteurs, tous ceux qui contribuent à l’art lyrique s’ingénient à éventrer cet abdomen. Et qu’ils ne le fassent pas avec le systématisme façon Grosse Berta de Mortier (le bien-nommé), mais simplement avec imagination. Ni escapisme, ni vandalisme – mais élargissement des horizons. C’est tout ce qu’on demande.
Je lisais récemment le Journal de Pierre Louÿs des années 1888-1890 (Gallimard). Il avait alors entre dix-huit et vingt ans. Jeune et fringant bourgeois se languissant de femmes à la peau brune, il était aussi infatigablement lyrique et curieux. Il note ses émotions littéraires et musicales. C’était il y a plus d’un siècle : les opéras auxquels il assiste sont grosso modo les mêmes que ceux qui fournissent aujourd’hui le coeur du répertoire. Il déteste Verdi, Bellini, Donizetti, Mozart, adule Wagner, Lalo, Beethoven. Son ami Gide préfère Schumann et Chopin. Bref, la boussole du goût n’a pas tellement bougé. Les pôles ne se sont guère inversés, sauf variations des goûts individuels et irruption du baroque. Et encore, à l’époque de Pierre Louÿs, toutes ces œuvres étaient contemporaines. On a tort de dire que l’opéra est mort. Simplement, le temps s’y est terriblement ralenti, sinon arrêté.
L’imagination, ce serait de relancer la pendule. Pas seulement par des spectacles de répertoire en 3D, ni par l’exhumation infinie des pans écroulés du répertoire passé, mais en refaisant enfin de l’opéra un genre vivant. En variant les formes, de l’acte unique à l’œuvre fleuve, du livret adapté d’une grande œuvre du passé à la création pure, en prenant le risque de créer des œuvres reflétant notre temps dans toute sa variété – musicale, culturelle, stylistique. Allons plus loin : et si on inversait la tendance ? Oui, carrément. Et si Bastille, par exemple, était toute l’année réservée à des œuvres neuves, Garnier conservant le répertoire (avec une troupe, pour faire plaisir à Michel Sénéchal) ? Qui dit que ça coûterait très cher ? On prendrait des chanteurs qu’on ne paierait pas comme des stars du foot, on engagerait des chefs moins chevronnés mais plus ardents, le compositeur se rétribuerait sur les recettes…
Si l’opéra devait s’inspirer d’un modèle, ce serait de celui de la danse. Paris en 2009 s’est signalé moins par ses frissons lyriques que par son bouillonnement chorégraphique – de Preljocaj à Blanca Li. Eux peuvent, eux savent inventer. Eux proposent à des publics mêlés des créations où la tradition du geste, la rigueur du savoir-faire étayent une imagination débordante, une vision faisant craquer les frontières, inspirant le respect, la fascination et l’enthousiasme. Et tout cela devant des salles combles, combles, combles. Hé oui, et si en 2010, on changeait de paradigme ? Et si l’opéra se décidait enfin à jeter ses béquilles aux orties – et à danser ?
Sylvain Fort