Vous vous souvenez ? Dès le premier confinement, au printemps 2020, beaucoup se sont interrogés sur « le monde d’après ». On conjecturait un retour à l’essentiel. L’enfermement involontaire nous avait reconnectés avec le cœur de nos besoins véritables. Il nous avait éloignés d’une société de consommation nous entraînant toujours vers plus de superficialité. Le déconfinement ruina les rêves de ceux qui espéraient l’avènement de la frugalité planétaire. De nouveau le commerce tourna à plein tubes, avec son lot de camelote inutile et d’angoisse consumériste.
La nouvelle fermeture, à l’automne, de tout ce qui était jugé comme « non-essentiel » ne fit pas naître les mêmes espérances. Soudain, devant la ruine programmée de pans entiers de l’activité, on se prit à désirer modestement que « le monde d’après » ressemble le plus possible au monde d’avant.
C’est particulièrement vrai de la Culture. L’inventivité qui avait prévalu au premier confinement s’épuisa un peu. La Culture via Zoom atteignit ses limites. Une forme de détresse paralysa les initiatives. Bien sûr, des artistes et des institutions ont affiché un beau volontarisme, mais ce fut sur fond de morne plaine et, surtout, de grande peur. Car personne n’avait prévu des fermetures si longues. Il fallait survivre économiquement. Ne pas se démobiliser artistiquement. Espérer que les institutions ne s’écroulent pas. Prier pour que le public revienne. Les montants considérables injectés par l’Etat n’ont pu panser toutes les plaies nées de cette congélation culturelle jamais vue.
A l’aube de cette année 2021, il faut bien constater que le « monde d’après », dans le domaine culturel, sera bien différent du monde d’avant. C’est un fait économique. C’est aussi un fait psychologique. On ne ressort pas inchangé d’une telle épreuve, d’autant qu’elle n’est pas terminée.
Pour ne parler que d’art lyrique, deux leçons devront être retenues.
La première, c’est qu’il y a trop longtemps désormais que les grandes maisons lyriques vivent au-dessus de leurs moyens réels. Les mécènes privés sont sollicités à jet continu pour pallier le défaut de subventions publiques. On cherche avec frénésie des relais de croissance (événements privés, abonnements digitaux, branding…). On vise la présence de quelques stars emblématiques qu’on surpaye. On coupe dans tout ce qui n’est pas directement profitable. Au prétexte que rien n’est trop beau pour la culture, c’est la fuite en avant financière soutenue par une globalisation jamais vue du circuit lyrique : on remplit les salles de cars de touristes venus de loin et ayant payé très cher.
C’est ce modèle que la pandémie a mis à terre.
Rien ne dit qu’il ne pourra être réanimé, avec un peu de temps et d’énergie. Mais tout indique que cela n’est pas souhaitable. Toute une réflexion est à engager sur le sens même de l’art lyrique aujourd’hui. Sur ce qu’il est supposé apporter réellement au public. Sur la création. Sur l’éducation. Sur la jeunesse. Sur la transmission et la mémoire. Quelque chose de calqué directement sur les pratiques du show business est venu depuis pas mal de temps véroler le fonctionnement du circuit lyrique, le dénaturer et le vider de sa pertinence. Il est temps de repenser tout cela (ce qui ne veut pas dire revenir à l’opéra de papa avec perruques et décors en carton). Il est temps pour l’art lyrique de prendre son temps pour se refonder.
La seconde leçon est plus amère encore, peut-être. Nombre de chanteurs lyriques portent haut des idéaux qui leur font honneur : générosité sociale, solidarité, démocratisation… Certains se politisent, d’autres se contentent de porter cela à titre privé. Pour tous, le constat est le même : si l’on devait chercher une illustration de la mondialisation ultralibérale dérégulée, c’est bien au pays de l’art lyrique qu’on irait la trouver. La crise sanitaire atteste de façon éclatante que le chanteur est le dernier maillon de la chaîne alimentaire dans un système régi par le seul profit. On savait que les chanteurs lyriques sont à la fois des athlètes et des nomades, mais c’est surtout la chair à canon d’un circuit où il devient de plus en plus difficile de se frayer un chemin. Les réalités économiques se superposent – troupes à demeure, compagnies privées, carrières solistes, star-system – mais elles ont toutes comme point commun de n’offrir que très peu de perspectives.
Les repères sont effacés. Jadis, chanter un premier rôle dans une grande maison était à la fois l’aboutissement d’un parcours et le début d’une grande carrière. Ce n’est plus le cas. Gagner un grand concours international était le moyen d’être repéré et promu. Ce n’est plus le cas. Avoir un agent réputé était un sésame pour le succès. Ce n’est plus le cas. Enregistrer une intégrale ou un récital était le Graal vers l’épanouissement artistique. Ce n’est plus le cas. Tout désormais est aléa, incertitude, débrouille et finalement loi de la jungle. Lorsque les vents contraires soufflent, tous les chanteurs sont balayés, connus ou inconnus. Les contrats ne les protègent pas. Aucune solidarité entre eux n’a tissé les filets de sécurité qui les protègeraient face aux maisons d’opéra. Aucune régulation n’a été mise au point, aucune charte, aucun réseau, aucune bonne pratique. C’est le grand vau-l’eau de l’individualisme forcené revêtu des atours du service désintéressé de la Musique, du Beau, du Public. Encore ne parle-t-on pas ici des circuits parallèles : petits concerts, petits festivals, récitals privés où dominent la gratuité ou des émoluments humiliants.
Là aussi, la pandémie a démontré la violence et la cruauté du circuit lyrique. D’un côté les dépenses délirantes dans des productions vite oubliées ou mises au rebut, de l’autre, la précarisation effrayante de tous ceux qui font, qui sont, l’art lyrique : les artistes.
Repenser le sens de l’art lyrique, en faire un art moins dépensier, le tourner vers l’extérieur, replacer en son centre les artistes, c’est faire plus et mieux avec moins. Cela devrait être l’objet d’une réflexion collective, a minima européenne, associant chanteurs, musiciens, directeurs, responsables publics, associations et même, pourquoi pas, fondations d’entreprise. De là sortirait une conception moins maximaliste, rompant avec l’héritage des années 80-90, se concentrant sur les conditions de vie des artistes, le sens de la mission, le sort des compositeurs et des jeunes metteurs en scène, les rémunérations, les clefs du répertoire, la place du digital, les modèles économiques nouveaux, etc.
Si cette grande concertation n’a pas lieu, l’opéra continuera sa route comme si rien n’avait changé – alors que tout a changé. Puisse 2021 apporter cette refondation indispensable, dont on sait par ailleurs, au moment d’en formuler le vœu, et malgré le souhait qu’il soit exaucé, qu’elle n’adviendra pas.