Quand j’étais adolescent j’écoutais Fun Radio. Il y avait, vers les 21 heures, une émission baptisées “Lovin’ fun” au cours de laquelle un animateur goguenard et un médecin (le doc) répondaient aux questions de jeunes gens ruisselants de sébum que des hormones hyperactives renvoyaient à mille et un tourments, généralement d’ordre sexuel. Toujours est-il que quand le doc prenait un appel, on entendait à l’autre bout du fil une voix fragile, rendue grumeleuse par une mue contrariée s’écrier –vivement- “je voudrais pousser un coup de gueule” !
Or aujourd’hui, c’est moi qui voudrais pousser un coup de gueule. Et bien qu’il ne s’agisse pas ici de mue ou de bouleversement hormonal, ni même de sexe protégé, le problème est grave, sérieux et requiert toute l’attention des grands de ce monde. Mais reprenons, voulez-vous, la timeline du drame qui m’occupe.
J’anime sur Forumopera.com et sur Qobuz un petit podcast consacré aux nouveautés discographiques. Autour d’une table je réunis la fine fleur de la critique musicale française et je laisse ces éminents spécialistes débattre de l’intérêt d’une millième Tosca ou de la qualité du contre-ré dièse d’Anna Netrebko dans son dernier disque. C’est relativement intéressant, quand on aime ça.
Toujours est-il qu’un mois avant chaque enregistrement, je lance un débat pour savoir quels disques seront retenus pour la prochaine émission. Ce n’est pas très dur, on prend les derniers disques de Cecilia, Juan Diego, Rolando, Roberto, Anna, Erwin, Natalie, Joyce et de leurs amis les stars. Ces parutions, généralement, remplissent mon podcast et me garantissent un audimat convenable. Mais en fin d’émission, je propose d’évoquer un enregistrement historique. C’est là que ça se corse.
Sélectionner un enregistrement historique, c’est simple. Nos mémoires débordent de références réjopuïssantes. Se le procurer, en revanche, c’est autre chose.
Nos pauvres amis disquaires sont bien évidemment les premiers à souffrir de la crise du disque, leur modèle économique périclite et bientôt leurs volets s’abattront en un soupir définitif qui chassera deux ou trois matoux restés, seuls, devant leurs vitrines. En attendant patiemment la faillite qui les guette, ils continuent à nous vendre un peu de rêve. Ici le dernier disque de Netrebko, belle et offerte à ses fans, qui roucoule, l’oeil scrofuleux, quelques mélodies mielleuses. Là, une nouvelle version, définitive celle-ci, du Requiem de Fauré. Et le reste ? Les références ? Les enregistrement qui craquent, ils sont où ? “Le stock c’est trop cher, monsieur, on peut commander, si vous voulez”. Et effectivement, on les comprend ces misérables, pourquoi iraient-ils s’embarasser d’un Mozart de jeunesse, battu par Mitropoulos, que personne ne leur achètera jamais, ou presque ? Alors qu’Anna, elle, sitôt posée sur le rayon, on s’en saisit, on la presse contre son coeur, avec amour, avec délectation, avec désir, avec tout ça.
Où acheter son vieux disque, alors ? Sur iTunes, évidemment. Avec Mehdi Mahdavi, journaliste d’Altamusica, nous cherchons le disque de référence du prochain podcast. Le Castor et Pollux d’Harnoncourt. Zut, il n’y est pas. Le Rinaldo de Malgoire ? Non plus. Les Boréades de Gardiner ? Ah non, tiens. L’Alcina de Hickox ? Introuvable. Une compilation Ghiaurov ? Rien. Un disque de Kurt Moll ? Non plus.
Fébrile, je tape “Anna Netrebko”. 21 références trouvées. Kurt Moll 0, Anna Netrebko 21. C’est vrai que Kurt, avec son sourcil broussailleux, n’a jamais excité les masses. C’est dommage, d’ailleurs.
Mais voilà, donc, ma tristesse. Car si les disquaires rendus dépressifs et hagards par une interminable crise ne peuvent rien pour nous, au moins serait-on en droit d’attendre des labels qu’ils daignent offrir en téléchargement payant les merveilles d’un back catalogue pas si mathusaleméïen que ça. Car sans réelle alternative payante au téléchargement illégal, comment faire face à l’envie d’aller se servir sur les dizaines de sites qui, eux, ne se privent pas ?
Le prochain MIDEM sera sans doute l’occasion pour ces grands décideurs de s’abandonner à de longues farandoles avinées, où le vomi, les bad trips et les décompensation psychotiques ne parviendront pas à jeter le moindre centimètre d’ombre sur les illusions d’un marché qui n’en finit pas de prendre le consomateur pour un con.
Camille De Rijck