Deux disparitions sont venues ces derniers jours endeuiller le monde musical et lyrique : Sena Jurinac et Montserrat Figueras. Hommage leur a été rendu dans ces pages. C’est peu dire, lorsqu’on se plie à l’exercice de la nécrologie, qu’on est rongé par le sentiment de faire trop peu. Quelques lignes, quelques adjectifs, des impressions, des souvenirs : qu’est-ce que cela pèse, aussi sincère que l’on soit, face aux heures de travail, de recherche, de doute que ces grandes artistes ont consacrées à nous offrir enfin ce qui allait nous devenir indispensable ? Avoir le dernier mot, même de remerciement, est déjà presque inconvenant lorsqu’on doit saluer des artistes de cette envergure, chacune engagée dans des répertoires différents, mais si semblables par leur quête.
C’est alors aussi que l’on voudrait aller plus loin. La remémoration aidant, on aimerait détailler plus avant ce qui nous les a rendues aussi proches. Car notre gratitude est l’accumulation de mille instants de grâce accordés par elles sans contrepartie. Notre mémoire est pleine de phrases venues se graver en nous, et ouvrir notre sensibilité ou notre compréhension musicales. L’exercice de l’hommage a comme seule vertu de mener le lecteur à rassembler lui-même ces souvenirs et à en embrasser d’un coup d’œil la place dans sa propre expérience.
Ces disparitions éclairent pour nous d’un jour particulier l’année qui s’achève. La crise économique ne sera pas sans conséquences sur la musique. Les sources de financement vont se tarir et tous les mécènes, publics ou privés, n’auront pas le courage de reconduire à l’identique leur budget. Le public fera ses choix, et il n’optera pas toujours pour une place de concert ou pour un disque. Les orchestres, les maisons d’opéra, les salles de concerts, les producteurs de disques comptent leurs ressources. La magie d’une Figueras ou d’une Jurinac tiennent aussi à ces réalités-là. Pouvoir apprendre, pourvoir chercher, progresser, trouver son public, se faire entendre et comprendre, tout cela a un prix. Mais a aussi un prix l’éducation à cette écoute, la diffusion, la possibilité même de faire découvrir aux non-initiés ces continents merveilleux que nous ne cessons, pour notre part, d’arpenter.
Au moment de refermer l’année, nous voudrions ne pas rendre hommage seulement aux enchanteresses qui nous ont quittés, mais à ceux et celles, connus ou pas, qui travaillent à nourrir notre passion – chefs, chanteurs, musiciens d’orchestre, choristes mais aussi équipes qui les entourent. Forum Opéra est fait pour chanter leurs louanges, et parfois stigmatiser leurs errances, mais trop rarement nous soulignons la conscience aiguë que nous avons de leur précarité, de la fragilité de cet art, du danger qui constamment le guette et de l’aléa qui le menace. Une soirée manquée, une voix qui se dérobe, une grève en trop, un budget en moins, et l’édifice tremble. Puissent les grands airs de critiques omniscients qu’arborent souvent les passionnés de musique ne pas masquer cet attachement profond, viscéral, à tous ceux qui contribuent à pérenniser cet art qui nous fédère tous, et la gratitude que chaque jour ils nous inspirent. Oui, pour finir l’année, il m’a semblé salutaire de rendre hommage aux vivants.
Sylvain Fort