Nous autres, lyricophiles, adorons nous plaindre. Chefs d’orchestre, directeurs de théâtre, chanteurs, metteurs en scène savent à quel point nous sommes sévères, et difficiles à contenter. Pour exprimer une déception, une moue ne nous suffit pas. L’invective nous sied mieux. L’offense n’est jamais loin. Le bras d’honneur est implicite. Je me demande comment les gens dits « du métier » peuvent encore le faire, leur métier, avec des spectateurs aussi constamment odieux, et fiers de l’être.
C’est que nous sommes également adorables. Où le fan de rock exulte son admiration par le hurlement indistinct, nous nous piquons d’adjectifs choisis – et choisis plutôt dans le registre superlatif. Pluie de roses et déclarations à l’élégante tournure sont nos marques de fabrique. Enamourés, transis, nous tombons à genoux devant nos idoles, pour qu’en retour ils nous aiment un peu. Les gens dits « du métier » pourraient bien nous mépriser pour cela. D’ailleurs, ça doit bien arriver. Mais la plupart d’entre eux nous voient comme d’indispensables amants.
Bien sûr, ce n’est pas sans quelque gêne, nous contemplant au miroir de notre passion, que nous constatons l’irrégularité de nos humeurs. Le lyricophile ressemble à un baromètre indiquant seulement la tempête ou le ciel d’azur. A un thermomètre rabougri en dessous de zéro ou épanoui au-dessus de 35°. Nous ignorons les climats médians. Nous sommes des tropicaux. Entre la mousson et la canicule, point de milieu.
Et pourtant, combien de soirées d’opéra n’auront suscité chez nous qu’un ennui poli ? Avons-nous compté les bâillements étouffés que nous avons opposés à des représentations ni bonnes, ni mauvaises ? Qui d’entre nous n’est pas sorti du théâtre sans rien penser de ce qui venait de s’y passer ? On reconnaît le Béotien à ce qu’il a un avis sur tout. Le vrai connaisseur fait l’impasse. Les directeurs de théâtre le savent, et les producteurs de disques aussi : il faut savoir travailler pour l’indistincte masse des demi-ignorants. Ils ont bien le droit de vivre. En plus, ils sont majoritaires. Nous pouvons bien ricaner sous cape des naïvetés entendues au spectacle dans la bouche de manifestes cruches, elles imposent une vérité : les semi-incultes sont à leur place, c’est nous qui ne devrions pas être là. Notre nature inflammable doit se réserver des répits, identifier les moments où elle n’est d’aucune utilité, où ce serait se faire du mal que soudain s’emballer. Lequel d’entre nous, assistant à Aïda dans je ne sais quel stade, aurait l’idée de se plaindre ? On y va, ou on n’y va pas. Mais si on y va, on se tait.
C’est pourquoi, au moment où va déferler la vague des festivals, donc au moment où le taux de profanes va bondir atrocement parmi la population ordinaire des concerts, il faut se faire une raison, et ne point céder à la mélancolie ni à l’irritation : la plus grande partie de ce qui va se donner là a été conçu pour d’autres que nous. Nous, nous avons à longueur d’année de quoi glaner ce qui nous excite. Ne soyons pas rapiats, et laissons l’été au vulgum pour assouvir ses envies de tiédeur. Prenons un peu de repos. Laissons faire les professionnels du ramollissement estival. Ne nous énervons pas. De toute façon, il va pleuvoir, tout sera annulé, et ce sera bien fait !