Je me promenais l’autre jour sur un site remarquable consacré exclusivement au rock alternatif : Gonzaï. La prose y est alerte et l’humour épicé. Le name-dropping y est pratiqué avec une délectation esthète dont les articles de Philippe Garnier dans Libération furent jadis le modèle absolu, avant que ledit Garnier ne soit évincé pour name-dropping pathologique (aucun rapport avec les cloisons, c’est un homonyme, je vous rassure). Gonzaï a repris le flambeau avec panache. J’allai de découverte en découverte à travers une forêt de références pour moi absconses m’obligeant à des aller-retour constants entre les articles du site et des recherches frénétiques sur Google pour savoir de qui foutredieu m’entretenaient ces articles adorablement gourmés.
Cet exercice achevé, je me rendis sur Forum Opéra. L’œil aiguisé par ma lecture de Gonzaï, je constatai avec un mélange de ravissement et de consternation combien Forum Opéra donne lui aussi dans le name-dropping, l’allusion évasive, la référence entendue. Ainsi, dans l’excellente recension par Laurent Bury de l’Obéron de Weber en français publiée chez Malibran, je pus lire :
« En février 1954, Nicolaï Gedda avait fait ses débuts à l’Opéra de Paris, dans un rôle héroïque dépassant manifestement ses moyens ; en 1955, Huon fut repris avec toute la vaillance requise par Georges Noré (1910-2001), ténor français aujourd’hui injustement oublié, même si Sir Thomas Beecham le choisir pour le rôle-titre du Faust enregistré en 1947. Alors qu’on voyait en lui le successeur de Thill, il prit en 1960 une retraite un peu prématurée. On aurait aimé trouver la même noblesse d’accents chez l’autre ténor de la distribution, mais Raphaël Romagnoni est un Obéron assez prosaïque : ce n’est pourtant pas si grave, puisque paradoxalement, le rôle-titre n’est pas très présent au total. »
Holà ! N’en jetez plus ! Mais allons, soyons juste, je dois en prendre ma part, ayant écrit dans mon hommage à Schwarzkopf :
« Aujourd’hui encore, toute tentative de revoir cette échelle des valeurs – par exemple en assurant que la Maréchale de Schwarzkopf ne tient pas la route devant celle de Régine Crespin ou Felicity Lott, que sa Fiordiligi est un peu raide et qu’on lui préfère Te Kanawa – apparaissent comme d’aimables provocations ou comme le désir légitime et parfois judicieux de s’affranchir de critères qui certes désormais portent leur âge et étouffent un peu le jugement. »
Je réalisai qu’en écrivant ces lignes, mon objectif était d’éclairer le lecteur par l’exemple ; et que j’avais probablement peu réussi. Cela dit, ne jetons pas trop vite la pierre à Forum Opéra. Ainsi, lors du décès de Kurt Masur, Radio-France se fendit d’un communiqué où on lit :
« Dès son arrivée à Paris, le directeur musical programme de longs cycles voués à ses compositeurs de prédilection, avec notamment deux intégrales des symphonies de Beethoven en 2002 et 2008, pour lesquelles Masur choisit de s’appuyer sur les éditions critiques récemment parues chez Breitkopf & Härtel, mais également avec des séries de concerts consacrées à Mendelssohn, Bruckner ou encore Chostakovitch. Selon une recette éprouvée dès les années 1970 à Leipzig, les musiciens comme le public sont invités à pénétrer un univers esthétique dans la durée, afin d’en percevoir toutes les subtilités et d’en saisir les évolutions ».
Kézako ? Breitkopf et quoi ? Leipzig dans les années 1970 ? Quid ? Ubi ? Quomodo ? Je suppose que cette prose a perdu plus d’un lecteur assez rapidement. Evidemment, disant cela, je me figure un lecteur peu averti mais curieux, pas omniscient mais d’assez bonne force pour vouloir consulter des sites spécialisés ; quelque chose comme l’équivalent d’un supporteur du PSG qui ne se contente pas du résultat des matchs en brève dans Le Monde et va se nourrir aux décryptages de L’Equipe. Sauf que L’Equipe ne mentionne pas à propos du premier match venu de la Coupe de l’UEFA- pardon, Europa Ligue – le palmarès des quarante dernières années, les mensurations des joueurs, le minutage des buts encaissés par équipe et par mi-temps.
Il semble ainsi que le chroniqueur musical pratique la référence avec un naturel qui lui est propre, et qui confine parfois au délire maniaque. Hé bien, après avoir bien médité le sujet, je pense que c’est ainsi qu’il faut faire. Il faudrait même faire davantage. La preuve : tout novice que je fusse en matière de rock alternatif, ces quelques articles de Gonzaï m’en ont plus appris que n’importe quel compte rendu censément accessible au non-initié. Evidemment, il a fallu mériter ses quelques gouttes de science, mais le détour valait largement qu’on allât au bout de la route.
Ainsi, nous continuerons cette année de traiter de l’art lyrique dans tous ses états en étalant pédantesquement notre science chèrement acquise. Et nous le ferons de façon d’autant plus élusive et hautaine que cette science, parfois, peut bien souffrir de quelques lacunes : c’est alors que des partis pris effrontés prendront le relai de l’érudition. Cela nous vaudra donc de francs étripages bourrés de références inaccessibles au commun des mortels, où nous évoquerons pêle-mêle toutes sortes de contre-ré, -mi, -fa ; des dictions tour à tour approximatives, pâteuses, problématiques, transcendantes ; des sopranos étourdissants et des mezzos très, très contestables ; des ténors franchement hors de propos et des barytons jouant résolument leur va-tout ; des basses plus caverneuses que sépulcrales ; nous convoquerons à tout bout de champ les mânes de Callas, Corelli, Tebaldi, Melchior, Noté, Erb, Stracciari, Ponselle ; nous jugerons des chanteurs vivants d’après des chanteurs morts dont nous n’aurons entendu que la trace fantomatique sur de vieilles cires inaudibles et pourtant nous le ferons de bonne foi et avec la certitude d’avoir raison ; nous enseignerons l’art de programmer une saison à des directeurs décidément bien benêts ; nous essaierons de rendre justice à des mises en scène imbitables pour n’avoir pas l’air de ronchons réactionnaires tout en regrettant in petto le temps béni des toiles peintes ; nous courrons à l’autre bout du monde assister alléchés à un spectacle unanimement vanté, et reviendrons ivres de colère et de vindicte devant le navet qu’on aura osé nous montrer, et que n’aura pas racheté le Spritz offert à l’entracte.
… Et à tout instant nous compterons sur ce qui distingue assurément le passionné d’art lyrique de tout autre passionné : la dose de fiel qui semble lui avoir été donnée par surcroît en naissant. Ainsi, lisant les commentaires d’un article de Gonzaï, je tombai sur un jugement fort raide sur le brave Eddie Vedder, chanteur notamment de Pearl Jam, que le journaliste désignait comme « l’homme à abattre » du rock. A quoi un lecteur répondit fort poliment que ce jugement était hâtif ; et de donner des exemples de chansons rachetant ledit Vedder ; à quoi le journaliste aimablement répondit en remerciant, tout en précisant élégamment l’état de désolation où le jetait l’impossibilité de se rendre aux arguments de son lecteur vénéré. Moyennant quoi, sur Forum Opéra, un mot plus haut que l’autre sur une star du moment, et vous recevez des rats morts sous enveloppe à votre domicile avec promesses de sévices sur vos jeunes enfants ou votre chat préféré. Las ! C’est cette ardeur qui nous fait tenir, cette radicalité qui nous encourage : en vérité, un genre plus alternatif que le grindcore, plus détraqué que le crust punk, plus ravagé que le sludge metal, il n’y en a qu’un, c’est l’opéra. Bonne année, les déglingos.