Les critiques musicaux ont mauvaise réputation. Depuis toujours, réduits au rang de criticules et de criticastres, ils excitent la haine et le mépris des créateurs qu’ils sont supposés juger. Pour nous en tenir au monde enchanté de l’opéra, quel artiste n’a pas déjà dégoisé à plaisir sur la mauvaise foi, l’inculture ou la surdité des critiques ? Quel directeur de théâtre n’en a pas conspué l’engeance ? Quel chef d’orchestre n’en a pas moqué la vanité ? Certains de nos confrères n’ont dû qu’à l’intervention de braves quidams de ne pas finir estourbis par un chanteur vitupérant ou éborgnés par un jet de partition reliée pleine peau. A cette aune, nous sommes décidément trop gentils. Car nonobstant cet opprobre, que faisons-nous ? A longueur de colonnes, nous tressons des lauriers à tout ce qui chante et joue. Nous déclarons notre amour à des metteurs en scène et à des orchestres entiers. Nous embrassons les chœurs et enlaçons les pupitres. Nous enrubannons les ténors et adulons les barytons, nous vénérons les sopranos et jetons aux pieds des mezzos des torrents de larmes émues. Certes, tous n’ont pas le droit à ce traitement énamouré. Nous avons nos choix, et parfois nos réserves. Mais alors, nous les exprimons sur la pointe de la plume, multipliant les adverbes courtois pour tempérer ce qui au fond nous aura ennuyé, fait perdre notre temps ou aura carrément saccagé notre soirée. L’ironie est l’ultime limite de notre prose bien peignée. A l’invective nous préférons un froncement de sourcil ; à l’injure, un silence poli. Mais cela change-t-il la réputation des critiques ? Nullement. Le fan tout-terrain affamé d’autographes est considéré avec moins de méfiance que le journaliste attentif. Partout, on continue d’entendre l’air de la calomnie sur les critiques ignorants et médisants, alors qu’une lecture précise des magazines spécialisés ne laisse voir qu’un baromètre oscillant entre grand soleil et temps couvert. D’orages, point. Hé bien, je vais vous dire, il faudrait que cela change. Les critiques se sont habitués à être méprisés. Il faudrait qu’ils reprennent l’habitude de se faire craindre. Car enfin, des scandales, on en connaît. Ils sont souvent publics, parfois privés. Oui, nous devrions dénoncer une bonne fois pour toutes les gosiers éraillés de certaines prétendues vedettes. Oui, nous devrions oser non pas médire d’un chef peu compétent, mais le vomir. Oui, devant une mise en scène approximative, nous devrions ricaner bruyamment. Le monde lyrique aujourd’hui, il faut le dire haut et fort, est peuplé d’incapables et de minus, parmi les « artistes » comme parmi ceux qui les promeuvent – théâtres, maisons de disque, médias en tout genre. Nous sortons trop souvent de nos soirées lyriques avec un haussement d’épaules. Maussades nous sommes. Mais furieux nous devrions être. La tiédeur nous a envahis. Les menaces voilées de certains professionnels de la chose qui nous laissent entendre que tel service de presse, telle facilité consentie à notre site, supposent de notre part une soumission polie, ont fait long feu. Regardons nos théâtres : le roi est nu. Il est temps de le dire. Temps de dire qu’il est certains chefs qui feraient mieux de se reconvertir dans le tricot, certains chanteurs qui n’ont leur place sur scène qu’à la faveur de durables malentendus, certains metteurs en scène dont la maladresse n’appelle certes pas la révolte, mais le plus vif des mépris. Car, critiques que nous sommes, il nous reste parmi tant de vices une vertu : la passion. Cette passion qui nous fait prêter attention à tout ce qui se passe dans ce monde de l’opéra, à nous interroger sans cesse sur la valeur de ce qui nous est offert, à comparer, à tourner nos regards vers le passé pour évaluer mieux le présent ; cette passion qui nous fait savoir par cœur, ô certes pas toujours solfégiquement, mais amoureusement, quelques dizaines d’œuvres, et à les avoir entendues par quelques centaines d’artistes ; cette passion qui nous fait sursauter quand une note est altérée, un mot changé, une phrase écourtée, une cadence omise, un trait manqué, une vocalise savonnée, un air tronqué, un récitatif omis ; cette passion qui nous fait aimer les plus grands non parce qu’ils sont proclamés tels mais parce que nous savons faire la part du talent et de l’illusion ; cette passion qui nous rend rebelles aux sortilèges du marketing, sceptiques devant le toc moderne et le chic post-moderne, mais tout aussi bien devant les tics à l’ancienne ; cette passion qui ne nous fait pas oublier que le génie, c’est le compositeur et qu’en fait de création, l’interprète reste un interprète, dont les mérites ne se comparent qu’à l’œuvre ; cette passion qui nous fait trouver dans la musique non un moyen de subsistance, mais l’aliment gratuit de notre existence, et qui nous fait écrire non pour vivre, mais pour faire, peut-être, que cet art que nous chérissons soit mieux connu, mieux aimé peut-être, par ceux qui y consacrent moins de temps que nous ne le faisons. Alors oui, nous sommes trop gentils. Nous égratignons quand il faudrait démolir ; nous grognons quand il faudrait vociférer. Cette vocifération, dira-t-on, restera vox clamans in deserto. Mais est-ce si sûr ? La vérité toute crue finit par rencontrer les oreilles qui la cherchent. In deserto, d’accord, mais in deserto veritas.