Aux Etats-Unis, les partisans d’une lecture littérale de la Bible ont pignon sur rue. Même s’ils n’osent peut-être plus affirmer que la terre est plate, comme ils le faisaient encore au XIXe siècle, Darwin reste pour eux un nom honni. Pour les créationnistes, le monde naquit en moins d’une semaine, et leurs convictions se traduisent notamment par l’ouverture de parcs d’attraction censés expliquer comment Noé a bien pu faire pour mettre dans un bateau un couple de chacune des espèces animales connues.
L’art lyrique a aussi ses créationnistes, partisans d’une lecture littérale, non pas tant de la partition, mais du livret et surtout de ses didascalies. Oh, bien sûr, ils ont dû faire quelques concessions au fil du temps, et se résigner à ne plus voir Fricka arriver avec son char tiré par deux béliers, pourtant dûment stipulés par Wagner avec une autorité d’autant plus incontestable que, dans son cas, le compositeur ne fait qu’un avec le librettiste. Même Otto Schenk n’aurait pas osé introduire des béliers sur la scène du Met, pas plus qu’il ne montrait les chevaux des Walkyries dans sa production du Ring qui tint l’affiche pendant plusieurs décennies à New York.
Pour les créationnistes lyriques, un opéra doit être représenté en 2020 tel qu’il a été monté pour la première fois. Enfin, on admet quelques exceptions : seuls les plus fanatiques exigeront une Traviata sous Louis XIII, comme ce fut le cas en 1853 pour cause de censure. Mais tous veulent des crinolines ou, à défaut, des robes à tournure, tant que le costume reste celui du XIXe siècle. Face à cette intransigeance, certains naïfs objecteront que la vérité des sentiments est intemporelle ; d’autres argueront du fait que Verdi ayant osé – comme dans Stiffelio – situer l’intrigue à son époque, il serait légitime de placer l’action à la nôtre. Hors de question ! Quand on est créationniste, on exige un opéra figé dans le temps. On veut des perruques pour Lully, des robes à panier pour Rameau, et des casques à cornes pour Wagner.
Décors et costumes ne sont pourtant qu’un aspect presque secondaire du créationnisme lyrique. Il faut aussi que le jeu théâtral en reste à ce qu’il était du temps du compositeur, ou plutôt à ce qu’il était dans la jeunesse des créationnistes. Le théâtre parlé évolue, Molière ou Marivaux ne sont plus du tout joués comme on les donnait il y a un demi-siècle, mais qu’à cela ne tienne, l’opéra doit échapper à cette loi et ériger en modèles insurpassables quelques productions des années 1960 ou 1970.
Quelques créationnistes de tendance libérale valident toutefois comme « classiques » certaines mises en scène maintenant anciennes mais qui ont fait scandale en leur temps, et admettent, par exemple, que Méphistophélès n’ait pas forcément « la plume au chapeau ». Attitude périlleuse et suspecte, précisons-le, car dès lors qu’ils admettent ce type de déviance, la porte n’est-elle pas ouverte à tous les écarts suggérés par l’imagination des metteurs en scène ? Où tracera-t-on la ligne entre ce qui peut être accepté par les gardiens du temple et ce qui est purement et simplement intolérable ? A partir de quel moment sort-on du cadre du littéralisme bien compris pour basculer dans la dangereuse originalité ?
Pas d’inquiétude, cependant : les créationnistes veillent au grain. Jamais ils n’accepteront qu’un feu soit allumé dans la cheminée si l’œuvre représentée se déroule censément en été. Jamais ils ne supporteront la moindre ambiguïté dans l’attitude d’un personnage, la moindre contradiction entre les propos qu’il tient et les actes qu’il accomplit. Et s’il n’y a pas de vrais béliers, chevaux, dragon, oiseau, géants et nains dans le nouveau Ring de l’Opéra de Paris, attendez-vous à ce que ça barde en avril-mai prochain.