Nous autres critiques sommes sans style. Je ne parle pas ici, cela va de soi, du manque de moyens financiers où nous réduit notre état et qui nous fait immanquablement préférer aux foulards de soie et aux chaussures de bonne facture les écharpes en acrylique et les godillots de chez Bata. Je parle de style littéraire, d’art de la phrase. Toutefois, pour revenir sur l’élégance vestimentaire, j’entendais l’autre jour un directeur de théâtre dire ceci : il y a vingt ans, dans le public d’opéra, le journaliste était celui qui ne portait pas de cravate ; il y a dix ans, c’est celui qui portait un jean ; aujourd’hui, c’est celui qui porte un jean troué.
Ainsi vont les mœurs et nous autres critiques sommes devenus par force les neveux de Boulez, à défaut de Rameau. Mais revenons au style. Si nous sommes sans style, ce n’est pas que nous manquions d’éducation. Notre rédaction regorge de bacheliers et même de licenciés, certains ayant même été licenciés économiques. Ce n’est pas non plus que nous manquions d’ambition. Incapables d’écrire le moindre sonnet, nous nous sommes convaincus avec le temps que l’articulet recensant un disque de Madame Naouri peut prétendre au rang d’œuvrette d’art, du moins dans son genre. Certains parmi nous pensent même anormal que les Victoires de la Musique ne réservent pas une de leurs statuettes à la meilleure critique de l’année sous le rapport du style. Il est vrai que leurs statuettes sont si hideuses que le vainqueur serait contraint de la laisser se fracasser au sol pour épargner à son salon la défiguration d’une telle présence.
Si nous sommes sans style, c’est parce que l’époque veut cela. Depuis des années, le lecteur tique à chaque métaphore. Les effets de manche incommodent. Les ravissantes attachées de presse des théâtres raillent à juste titre ces gueux patentés qui préfèrent le maniement de l’imparfait du subjonctif à celui du déodorant. Toute posture un rien avantageuse, tout air d’en savoir plus, toute tentative d’enclore le propos critique dans le cadre à volutes dorées d’un discours chantourné effraient. Il n’est qu’à lire les propos des journaux et des sites internet pour s’assurer que désormais la meilleure manière de traiter de musique est d’en parler comme nous ferions de l’essai sur circuit de la dernière Citroën ou bien du test comparatif de rasoirs électriques à trois vitesses. Il convient de se montrer factuel, brut, informatif, de ne laisser place au sentiment que pour autant qu’il est aussitôt recouvert par des prudences qui le relativisent.
Les lecteurs, les artistes, les agents ont formé ensemble une ligue de vertu qui dénie au critique le droit de se laisser aller aux ivresses de l’expression. Plus la recension ressemble au mode d’emploi d’un stylo BIC, plus sa légitimité est grande. L’époque veut cela. Partout on cherche l’authenticité, l’objectivité, cette forme d’honnêteté confinant à la platitude assurant que votre interlocuteur n’est pas en train de vous prendre dans les rets de sa rhétorique, et peut-être de vous soumettre à un viol de conscience. C’est particulièrement vrai pour nous autres, sites internet : le soupçon de l’amateurisme pèse très lourd, et toute figure de style accrédite le soupçon d’un dilettantisme aussitôt disqualifié, d’une volonté d’enfumage par nature intolérable. Nous partageons ces interdits avec les hommes politiques, les médecins et les plombiers. A quoi bon tenter de répéter que la sensation musicale se traduit mieux par la métaphore que par une description balourde et inopérante ? A quoi bon rappeler que le critique peut bien dans son article ne point mentionner la couleur des robes et les mensurations du ténor pour autant que chaque mot fait voir et entendre le spectacle, par la seule suggestion de son style, à ceux qui n’y furent point ? Tout cela, nous le savons, et nos velléités stylistiques, nous les contenons par professionnalisme. N’empêche. Réduits à la diète langagière, à l’ascèse rhétorique, nous ne nierons pas que nous ne rêvons pas parfois pour décrire ce qui, au théâtre, nous bouleverse et nous enchante, de festins d’anachrèses, de délires d’anacoluthes et de goinfrerie d’indigestes énallages. Mais soyons sages et bons garçons, parlons comme tout le monde ; préférons à tout l’aposiopèse et l’antiphrase.