A la différence de notre camarade Jean Cabourg, nous ne trouvons pas que Giuseppe Filianoti soit un ténorino. Pour notre part, nous avons toujours trouvé en lui un ténor impeccable, solaire, au phrasé intelligent. Mais c’est un ténor lyrique – jeune encore (34 ans) – qui porte depuis peu ses moyens au-delà de ce qu’ils pourraient lui permettre, et a accumulé des représentations très contestées par la critique. Il est évident que son Don Carlo zurichois pouvait se justifier dans une salle de dimensions modestes, mais La Scala est un vaste four où les oreilles sont chauffées à blanc.
Dans une interview accordée au Corriere Della Sera, Giuseppe Filianoti se plaint que le Maestro Gatti lui ait signifié tardivement sa mise au repos pour les deux premières représentations. Dans un communiqué de presse, La Scala a fait savoir qu’elle avait cherché un ténor un peu moins secondaire que Stuart Neill, mais en vain. Et de fait, on ne voit pas quel ténor aujourd’hui pourrait reprendre au pied levé un rôle aussi lourd et difficile que celui-là. Et devant le public de la Saint Ambroise, et devant les caméras de télévision !
Tout cela pour dire quoi ? Qu’un chef d’orchestre n’est pas seulement celui qui bat la mesure dans la fosse. C’est aussi le patron de la représentation. Face à un ténor mis à mal par les répétitions et offrant une générale problématique, face à la difficulté juridique de dénoncer les contrats sans payer des dédits colossaux, face à la difficulté de trouver un remplaçant, face à la pression médiatique, Daniele Gatti a fait en somme un choix de chef, un choix de patron : il a confié la représentation au ténor du second cast.
On pensera ce que l’on voudra dudit ténor. Pour ma part, depuis mon canapé en skaï rouge, je l’ai trouvé vocalement solide, pas fascinant, et physiquement en difficulté. Mais c’est grâce à lui que la représentation est allée à son terme. C’est grâce à Stuart Neill que ce Don Carlo a pu avoir lieu. Que la mise en scène ait plu ou déplu, que les autres membres du cast aient convaincu ou pas, le fait est là : prenant ses responsabilités, et persuadant Stuart Neill de le suivre, Daniele Gatti a sauvé le 7 décembre.
Encore une fois, nous considérons Giuseppe Filianoti comme un grand artiste. Sa blessure d’amour-propre doit être profonde. Mais on peut, au rebours, se dire que Gatti lui aura laissé sa chance jusqu’au dernier moment, et lui aura proposé de ne pas perdre la face en se déclarant simplement malade. Après tout, Salminen, ce colosse inébranlable, était bien malade lui aussi.
Il n’y a là aucun scandale. Juste un choix, une décision, la volonté d’un homme – et de son intendant Lissner – de sauver une soirée où se sont investis les efforts de centaines de contributeurs.
On crie un peu trop souvent haro sur La Scala. C’est le sport favori du loggione, et désormais du lyricophile de base. Peut-être devrait-on se souvenir que les théâtres restent, pour le meilleur et pour le pire, des machines reposant exclusivement sur les épaules de ceux qui la font tourner. C’est un artisanat avant même d’être un art. Il faut des patrons pour prendre des décisions, et les assumer.
Daniele Gatti et Stéphane Lissner ont fait un choix courageux, honorable et finalement payant car la représentation dont ils craignaient qu’elle ne soit compromise est allée à son terme. Les voici considérés comme des lâches et des fauteurs de trouble. C’est le monde à l’envers.
La qualité artistique est affaire de goût et de culture. Mais une chose est certaine : si, comme le craignait Daniele Gatti, Giuseppe Filianoti avait en cours de représentation dû déserter son rôle (et qui d’autre pouvait en juger que Daniele Gatti ?), les spécialistes de la critique, les experts, les lyricomaniaques de tout poil n’auraient eu pour parler et juger que l’amère expérience d’une représentation tronquée et fichue. Est-ce cela que nous voulions ?
Sylvain Fort
Lire la réponse de Jean Cabourg (clic)