C’était le 19 mai 1999. Un autre article vous expliquera, le 19 mai prochain, comment le site que vous nous faites l’amitié de lire est né, a grandi et compte aujourd’hui des milliers de lecteurs. Pour l’heure, je remarque que cet anniversaire coïncide avec deux faits d’actualité mineurs : le procès en admissibilité de « Forumopera.com » sur Wikipédia (admissibilité finalement confirmée) et le débat qui oppose la presse musicale papier à l’internet.
Une fois n’est pas coutume, c’est un peu de notre faute. Sylvain Fort, notre éditorialiste, transfuge de Diapason vers Classica, a tiré le premier en écrivant dans nos colonnes deux articles anti-Diapason. Classica représentant, à lire, l’avenir de l’homme, de la femme et du cochon grippé. On pourrait croire à une instrumentalisation de Forum Opéra par un rédacteur vendu à la cause de Classica. D’ailleurs, personne ne s’en est privé. Et pourtant, les écrits de Sylvain Fort entrent dans un débat plus intéressant que la prosaïque querelle de clocher. Comme le rappelle salutairement Sylvain, secouer le cocotier Diapason participe à un exercice de remise en question de l’institutionnel qui n’est pas forcément mal venu. La riposte ne s’est pas faite attendre. Dans Diapason, Gaëtan Naulleau toise les sites Internet, leur reconnaît un vague intérêt (du bout des doigts) mais se gausse de leur amateurisme et surtout, assène avec la voix du Commandeur, que jamais les lecteurs ne leur témoigneront la confiance qu’ils témoignent à la presse écrite. Là-dessus, Maxime Kapriélian, rédacteur en chef de Resmusica, lui répond par un bel article plein de mesure.
Mais a-t-on bien raison de rentrer dans ce débat ? Existe-t-il d’ailleurs seulement ? D’abord, au fond, je pense que Naulleau a raison sur presque toute la ligne. Voilà dix ans, ou plus, que les sites internet de musique classique existent. Voilà dix ans qu’ils se battent pour faire sérieux. Voilà dix ans qu’ils mendient les privilèges largement accordés à la presse papier (accréditations, service presse, etc.) et voilà quelques années seulement –peut-être deux ou trois- qu’ils proclament, victorieux, que cette fois ça y est : ils sont aussi bien -voire mieux- que Diapason et Classica réunis.
Or, si je ne me permets pas le moindre jugement sur mes collègues de la presse internet, quand je parcours forum opéra de mon œil avisé, je suis bien forcé d’y trouver de l’enthousiasme, de l’esprit –beaucoup d’esprit !- un certain tonus, quelques très belles plumes – mais il y manque l’uniformité qualitative de Diapason. La machine ne tourne pas encore comme elle devrait tourner, malgré un rédacteur en chef qui rappelle la mère courage de Brecht. Le modèle économique est inexistant. Derrière Diapason, il y a un groupe d’envergure : Mondadori. Cela implique pas mal de choses ; d’abord des moyens, des avocats, des bureaux, des conseillers en stratégie. Derrière Forum Opéra, il y a quelques humains, pas très riches, pas très puissants, qui essaient tant bien que mal de faire avancer la bête sans que la carlingue secoue trop les passagers. Serait-ce le choc de l’expérience contre l’enthousiasme ? Je ne crois pas, car l’équipe qui dirige Diapason ne manque pas non plus d’enthousiasme. Elle n’est d’ailleurs pas plus âgée que les équipes qui dirigent Forum Opéra, Resmusica ou Altamusica.
Mais valons-nous tripette ?
Je le pense. Car là où je ne suis pas du tout le raisonnement de Gaëtan Naulleau, c’est dans ses convictions relatives aux consommateurs de presse musicale. Gaëtan parle de « confiance ». Or le lectorat cherche-t-il vraiment à avoir confiance ? Demande-t-il qu’on le guide, tel Œdipe se rendant à Colone, les yeux crevés et le pas hasardeux, évitant à droite le précipice et à gauche le serpent à lunettes ? Ne cherche-t-il pas plutôt à nous consulter ? Ne glane-t-il pas nos avis, avant de consommer un disque ou un spectacle ? Pour Gaëtan Naulleau, le lecteur doit avoir confiance, car au bout de Diapason il y a des autoroutes de consommation, on lit Diapason pour se convaincre de l’utilité d’un achat. Le Diapason d’or, dans ce sens, est une bénédiction patriarcale. Mais à quelle extrémité de l’acte de consommation se place la lecture de Diapason ? La notion de confiance chère à Gaëtan indiquerait que l’on lit Diapason avant de sortir sa carte bleue – c’est intéressant. Et que dire de la confiance ? Parler de confiance, c’est sous-entendre qu’il existe une vérité en territoire de critique musicale. Et voilà bien une idée qui ne me séduit pas.
Toujours est-il que nous progressons, tous autant que nous sommes. La présence massive de publicité sur Resmusica démontre que même les annonceurs s’y mettent. Le lancement récent de concertclassic.tv démontre que les nouvelles technologies sont un atout majeur de la presse internet. Ainsi cette dernière oppose-t-elle à la presse écrite non seulement des articles gratuits mais des podcasts, des vidéos et un flux rss qui le sont tout autant. La presse internet, malgré ses défauts nombreux, ne manque pas non plus d’atouts. Puis vient se greffer à l’équation, la lente agonie de la presse magazine. Le décès d’Opéra Mag, le décès d’Opéra International, le décès de Répertoire, le décès du Monde de la musique. Tout cela en même pas dix ans. Il n’est pas anormal que des structures aussi lourdes que Diapason et que Classica aient le moral dans les chaussettes ; car –contrairement à nous- leurs frais de fonctionnement sont énormes, nous parlons de rédacteurs rétribués (pauvrement, parait-il), de salaires fixes, de charges patronales, de bureaux, de frais de déplacement, de graphisme, d’imprimerie, d’un réseau de distribution. Est-ce vraiment notre rôle de nous réjouir du lent déclin de la presse magazine ? A chaque voix qui s’éteint dans le paysage anémique de notre presse spécialisée, c’est un peu de pluralité qui s’envole – n’est ce pas là notre défaite à tous ?
Et, d’abord, sommes-nous vraiment concurrents ? Y a-t-il sur terre un seul lecteur de Diapason ou de Classica qui, face à un site web gratuit aurait renoncé à son abonnement ? J’en doute. Il n’existe aucune étude. Nulle part. Ma conviction personnelle –naïve, confraternelle, unitariste- est qu’il existe une véritable complémentarité entre la presse internet et la presse magazine. A Classica, on ne m’a pas attendu pour s’en rendre compte : les voilà associés à Qobuz.com, pour le plus grand plaisir de celles et ceux qui, comme moi, prennent leur pied à compulser des écoutes comparées kilométriques qui se paient le luxe de passer sept fois –et dans leur intégralité- les trois mouvements de la sonate de Franck, ponctués de commentaires sibyllins.
Et nous voilà tous, hagards, en terre de déprime, les uns minés par l’absence de modèle économique, les autres par l’agonie inexorable de leur niche et des chiots qu’elle héberge, à nous tirer dessus à gros boulets rouges, qui sifflent dans les cieux avec rage et détermination. Pauvres de nous, cernés et désabusés, anémiques et rachitiques, rongés par l’angoisse de lendemains incertains. Des âmes plus nobles que les nôtres se tendraient fébrilement une main aimante et nous prêterions nos épaules aux godillots amis et nous escaladerions nos corps et nous souffrions ensemble, pour sortir du fossé. Mais où est passé notre bon sens ?
Camille De Rijck
Fondateur de Forumopera.com
Réagissez à cet article, votre commentaire sera (peut-être) publié