Monde étrange que le monde de l’opéra.
A New York, on nous annonce pour le Metropolitan Opera des taux de remplissage catastrophiquement bas. Des photos circulent de salles à moitié vides. La direction se récrie. Serait en cause la politique trop expansionniste de diffusion des spectacles au cinéma, notamment à Manhattan et ses environs. Places moins chères, visibilité parfaite, popcorn à volonté. Video killed the radio stars.
En France, on ne comprend plus rien aux nominations des directeurs de théâtre. A Bordeaux, Marc Minkowski n’a plus l’heur de plaire à la mairie, qui a décidé de lui imposer un directeur gestionnaire en la personne d’Olivier Lombardie, jusqu’à présent directeur commercial et marketing de l’AFP, après avoir exercé des responsabilités à Chaillot et à l’Opéra-Comique. Lorsque le chef français avait été nommé, certains s’étaient étonnés qu’on nommât un musicien alors qu’un directeur musical était déjà en poste. La mairie ne pourra pas dire qu’elle ignorait ce qu’elle faisait, tant il est vrai que Marc Minkowski ne doit pas sa réputation à son parcours au sein d’un cabinet d’audit financier. Jeu de dupes. Marivaudage politique. Advienne que pourra.
Même chose à Toulouse. Frédéric Chambert devait partir pour une destination originale, Santiago. Las, il est toujours en poste. Et pour cause : son contrat de travail a été mal ficelé par les services supposés compétents. Il use de cette supériorité pour demander de juteuses indemnités de départ. Il n’a pas tort : les mairies pensent tenir les directeurs d’opéra dans le creux de leur main ; lorsque ceux-ci peuvent retourner le rapport de force en un ushiro ikemi astucieux, ils ne sauraient s’en priver. L’opéra sur tatami, rien de tel. Les candidats à Toulouse attendront l’ippon pour se manifester.
Ces gesticulations font écho à l’épisode niçois, qui avait atteint dans le genre des proportions rocambolesques, et à la triste carambouille des Chorégies d’Orange où la politique locale a pris en otage le festival peu après l’heureuse nomination de Jean-Louis Grinda, qui nourrissait de belles espérances pour les Chorégies.
Pourquoi tant d’instabilité ? Pourquoi si peu de décideurs publics ont-ils la sagesse qui a prévalu à Tours et à Strasbourg ? Les maisons d’opéra apparaissent de plus en plus comme un caillou dans la chaussure des pouvoirs publics. Budgets considérables, finalité peu claire, préférence des élus pour ce qui parle directement à leurs électeurs-téléspectateurs… A ce rythme-là, la transformation des maisons d’opéra en salles de spectacles polyvalentes est proche. D’ailleurs, elle a déjà commencé.
Monde étrange que le monde de l’opéra.
Au moment où des attentats endeuillent la France, puis la Belgique ; au moment où tout responsable public pèse ses mots et évite de hasarder son jugement sur une situation relevant de la plus grande complexité politique, sociale, culturelle, identitaire, le directeur de l’Opéra de Paris, dans un long article consacré par Vanity Fair d’avril 2016 à ses déboires (l’affaire des cloisons, le départ de Benjamin Millepied) traite les rédacteurs de Forum Opéra qui ont eu le malheur de ne pas écrire selon son cœur de « fanatiques » et d’ « extrémistes ». Il serait temps que Monsieur Lissner abandonne ce lexique de commissaire du peuple et regarde en face la réalité de sa propre maison, où le désordre croît – mise à pied du directeur technique, confusion dans les élections syndicales, grève du ballet ( !)…. Il est vrai que Monsieur Lissner nous traite également de « spécialiste de la spécialité », ce qui est plutôt flatteur venant d’un généraliste de la généralité.
Camélia Jordana, aimable pousseuse de chansonnette découverte par la Nouvelle Star, intègre le conseil d’administration de l’Ensemble Intercontemporain comme « Personnalité qualifiée ». Au moins une qui n’est pas soupçonnable d’être spécialiste de la spécialité. Mais peut-être reconnaîtrait-elle un air de Norma, qui sait ?
Et pourtant, ce monde étrange est encore riche de moments éblouissants.
Au Metropolitan Opera, Roberto Alagna remplace Jonas Kaufmann souffrant dans Manon Lescaut. Triomphe absolu. Spectateurs pâmés. Comme il est doux de voir ce ténor que nous suivons depuis près de trente ans maintenant entrer dans l’histoire du chant, faisant taire ses détracteurs, comblant ceux qui, à travers les nécessaires avanies de la carrière lyrique, ont eu foi en lui. Je songe ici en particulier à Gabriel Dussurget, Que Robert Massard, à 90 ans passés, remercie encore. Il découvrit Roberto Alagna, lui proposa de passer dans l’émission d’Eve Ruggieri, où il chanta notamment « Tu ca nun chiagne ». Le lendemain, le téléphone sonne chez Gabriel Dussurget, qui décroche ; résonne un immense éclat de rire, celui de Jacques Bourgeois, animateur bien connu de La Tribune des Critiques de Disques : « Oh, Gabriel, tu t’es bien moqué de nous ! Qu’est-ce que c’est que ce ténorino ? » — et voilà : le plus grand.
Nous arrive sans crier gare un disque où Michael Gees accompagne Anna Lucia Richter. Eblouissement. Brahms, Britten, Schumann, et des improvisations. Se confirme que Gees est un des pianistes-accompagnateurs les plus inspirés jamais entendus. Et cette Mademoiselle Richter est une lumineuse révélation.
La France fascinée découvre à Dijon, en un temps de Pâques qu’endeuille la Terreur, l’Evangéliste de Julian Prégardien, puis le retrouve à Versailles : entretemps, les attentats sont passés par là, et le concert est dédié aux victimes. Lorsque Julian Prégardien chante, c’est toute la pitié du monde qui s’exprime et quand Sabine Devieilhe, sublime, entonne « Aus Liebe will mein Heiland sterben », la compassion se fait chant.
Au vingtième festival de Heidelberg, Brigitte Fassbaender et Thomas Hampson offrent à huit étudiants le trésor de leur expérience, la substance même de tout ce qu’ils ont appris — comme si, loin du fracas des métropoles, dans un laboratoire discret et voulu tel, se distillaient encore les antidotes qui sauveront le monde.
Ouvrant ce festival, Theresia Bauer, ministre écologiste (Grün) de la culture et de la recherche du Land Bade-Würtemberg, eut entre autres ces mots, prononcés sans notes : » Il est également essentiel que ce festival consacre une part importante au lied allemand. Heidelberg est le berceau du romantisme allemand. Je me félicite des liens tissés avec l’Académie Hugo Wolf et le Prix « Schubert und die Moderne ». »
Pas une fois le mot « démocratisation » ni le mot « élitisme » ne sont venus polluer ce discours d’une femme de gauche oeuvrant activement pour l’éducation ; elle était toute à la fierté de voir les meilleurs pratiquer leur art au plus haut niveau d’exigence dans cette petite ville allemande où, par surcroît, elle réside. Et de saluer chaudement les entreprises régionales permettant que cela advienne. A quatre heures de train de Paris, on n’est pas près de confier à Camélia Jordana le moindre siège au moindre conseil de la moindre institution musicale. Lèpre typiquement française.
Il est encore des raisons d’espérer. « Geduld ».