Dans les tremblements et les alarmes des premières vagues, quand on jugeait protecteur de fermer les écoles, les musées, les bureaux, etc. il sembla peut-être un temps utile de fermer aussi les théâtres, les cinémas, les opéras. Le spectre du cluster hantait les décideurs politiques.
La méthode ensuite s’adapta. On mit en place dans les salles de spectacle des jauges, des espaces vides, des séparations de plexiglas. On avait commencé à comprendre qu’il était plus dangereux de s’entasser dans une rame de métro que d’aller au concert. Plus risqué d’ouvrir les stades que de laisser jouer les comédiens et les musiciens.
Et puis, on avait compris autre chose. C’est que sans théâtres, sans cinéma, sans opéras, sans salles de concert, sans lieux de culture, une société s’épuise. Ce qui apparaissait avant la pandémie comme un surcroît s’est imposé comme nécessité vitale. Que nos villes ne soient pas seulement peuplées de lieux de consommation mais de lieux de représentation, de réflexion, de communion, de beauté participe à la pulsation de nos vies, même si nous ne nous y rendons pas tous les soirs. C’est là. C’est dans l’air. Cela fait partie de notre paysage et de nos usages. Même si nous n’y allons pas, nous savons que nous pourrions y aller. Nous aimons entendre nos amis nous dire quels bons moments ils y ont passé. Une part essentielle de notre âme est là.
Lorsque les salles ont rouvert, avec toutes les précautions possibles, le public n’est pas revenu en bloc. Trop de méfiance persistait. Trop d’inquiétudes planaient. Les artistes, eux, ont répondu présent. Frustrés par l’inactivité, déprimés parfois, ou même abîmés dans leur corps, dans leur esprit, ils ont surmonté les déceptions, ravalé leur amertume, et renoué avec leur métier, avec leur public : avec leur vie, qui est une part de la nôtre.
Depuis ces réouvertures, en quelques mois, des miracles ont eu lieu. Chacun d’entre nous a assisté à des soiréesmémorables. Ce fut l’état de grâce d’un chanteur, l’inspiration irrésistible d’un musicien, la tension galvanisante d’une production : nos pages s’en sont amplement fait l’écho ; et nous avons aussi voulu faire raconter notamment aux jeunes artistes comment ils avaient traversé la période du confinement, car il fallait leur témoignage vivant pour mieux faire saisir combien est lourde de conséquences la décision de fermer une salle de spectacle.
Ils n’ont donc rien compris.
La cinquième vague arrive, avec ses inconnues certes, mais aussi confrontée à des remparts plus hauts : la vaccination de masse, l’immunité collective, les gestes acquis, les masques, les précautions… L’Omicron est moins létal, parce que, comme tout virus au bout de quelques mutations, il est plus contagieux mais moins agressif. Mais non. Il a fallu qu’un comité Théodule décide, en Belgique, que les théâtres et les cinémas ne passeraient pas l’hiver. Une fois de plus, le rideau est tombé. Une fois de trop.
Alors, il faut redire à ces braves gens du gouvernement belge qui se croient si responsables qu’ils sont formidablement légers. Qu’ils sont, aussi, formidablement lâches. Car il est trop commode de faire de la culture la variable d’ajustement de leur trouille et de leur impréparation. Ah ça, on ne va pas voir des danseurs, des comédiens, des chanteurs, bloquer les trains, envahir les ministères, occuper les plateaux de télévision. Ce qu’on leur inflige une fois de plus, une fois de trop, ne fera pas la Une des magazines people. C’est si simple de faire croire qu’on agit quand en réalité on ne fait rien d’utile ni de sensé. C’est si simple, au fond, de tuer la culture et ceux qui la font. C’est à la portée de n’importe quelle brute. C’est le désir intime de n’importe quel bas du front. Il en est même que cela doit faire jouir.
Oui, il faut redire à ces braves gens, puisque décidément ils n’ont pas compris, pas suivi le film, ce que c’est que fermer la culture : c’est dévaster une ville, c’est assécher une collectivité, c’est amputer l’âme d’une société ; et c’est condamner des artistes à la solitude, à la souffrance, au doute, à l’angoisse, de façon de moins en moins récupérable, de moins en moins compensable par des indemnités ou des subventions – car c’est d’abord et avant tout à leur égard une violence morale. Et c’est, politiquement, une faute tout court – de ces fautes dont on pensait sincèrement que les épisodes précédents de la pandémie auraient enseigné aux politiques qu’il ne faut plus les commettre, plus jamais, ou alors en tout dernier recours, après mille tergiversations, après des consultations longues et prudentes. Mais ce couperet-là, non, on ne pensait pas le revoir tomber. Et tomber avec lui ces artistes qui, dans l’intervalle, nous auront tout donné et davantage encore, comme pour nous convaincre plus puissamment que nous avions besoin d’eux, comme si nous le ne le savions pas déjà.
Cette pandémie nous fait vivre des temps bien difficiles. Intimement, familialement, professionnellement, chacun de nous en ressent l’étouffante charge. Piloter un pays dans ces conditions n’est pas de tout repos, il faut en convenir. S’il est un bénéfice que nous pouvions tous espérer tirer de ces longs mois, c’est précisément que les gouvernants apprennent à naviguer habilement, au plus près des vents favorables ou défavorables, à ne rien brusquer, à ne rien compromettre. Les décideurs qui, en Belgique, ont décidé l’espace d’un comité, en allant plus loin que toute recommandation scientifique, d’anéantir les saisons lyriques et théâtrales, les cinémas et les salles de concert, ont agi en dépit du bon sens, de l’intérêt général, de la science et de l’expérience. En prenant la culture comme levier de leur inaptitude, ils ont en plus démontré qu’ils n’ont pour la culture qu’un intérêt feint, qu’une attention politicienne, qu’une considération médiocre et lointaine.
On imagine bien, quand tout cela sera passé, qu’à l’avenir ces mêmes gouvernants s’aviseront de donner leur opinion sur la façon dont on fait la culture, se hasarderont à rédiger des cahiers des charges, à formuler des recommandations ou des récriminations en matière culturelle, à se réclamer d’un amour immodéré de la chose culturelle comme pilier de toute vie sociale, à vanter leurs références intellectuelles et à hanter les cocktails culturels.
Puisqu’ils n’ont, eux, rien compris, il faut alors souhaiter que tous les autres auront alors compris que la bigoterie culturelle de ces politiciens est la tartufferie contemporaine la plus dérisoire et, disons-le, la plus méprisable.