La chose a fait le tour de la toile : à l’occasion de l’opération « Tous à l’Opéra », Jérôme Deschamps a accepté de réaliser un clip promotionnel de trente secondes. On y voit l’exquise Petibon en ménagère excédée par son mari aviné et râleur lui renverser le saladier sur la tête avant de pousser le suraigu en froufrous, et de conclure « On est mieux qu’à la maison » avec un clin d’œil fondant.
Pendant exactement sept secondes apparaissent à l’écran deux bouteilles de vin que le mari râleur et ringard censément siffle. Cela a suffi pour bannir ce clip décalé et drôle des écrans de télévision, car l’apparition d’alcool dans la publicité est prohibé. Jérôme Deschamps en a été tout colère, s’est fendu d’une lettre officielle, etc.
Car cette interdiction n’est pas seulement zèle de fonctionnaire : c’est la certitude chez la préposée que la loi contre la publicité sur l’alcool ne saurait souffrir la moindre dérogation, fût-ce dans le contexte d’une campagne pour l’art et la culture, dans un contexte où l’alcool précisément apparaît comme un instrument d’abrutissement du populaire le rendant indifférent aux beautés de l’art lyrique.
Moi, je vais vous le dire : ce populaire-là, campé par un Jérôme Deschamps à la paupière tombante et au rot imminent, n’est en réalité nul autre qu’une certaine élite administrative et politique, ivre de sa puissance et abrutie par ses prérogatives.
L’exclamation du pauvre hère alcoolisé lorsqu’il se retrouve coiffé de feuilles de salades : « j’sais pas c’qu’elle a !!?? », c’est la réponse constante des autorités à ceux qui s’insurgent contre la multiplication des erreurs et bévues qu’elles s’ingénient à commettre.
Proteste-t-on contre la baisse des subventions aux conservatoires ? « J’sais pas c’qu’elle a !!??».
S’indigne-t-on contre le tirage au sort des inscrits aux conservatoires municipaux à Paris ? « J’sais pas c’qu’elle a !!??».
Les intermittents font-ils valoir la spécificité de leur statut et de leurs droits ? « J’sais pas c’qu’elle a !!?? ».
Ferme-t-on des classes d’instruments dans des écoles de musique ? « J’sais pas c’qu’elle a !!?? ».
Se dit-on inquiet pour nos jeunes chanteurs français ? « J’sais pas c’qu’elle a !!??».
S’étonne-t-on de la nomination au conseil d’administration de l’Ensemble Intercontemporain d’une très jeune artiste de la chansonnette ? « J’sais pas c’qu’elle a !!??»
Tempêtez, pestez, interpellez, manifestez, invoquez les mânes de Victor Hugo, Cicéron, Charles Garnier, Pierre Dac, il n’en restera rien : les artistes et leurs amis ont été chassés hors les murailles et il ne reste en place que les Philistins assis sur les Codex où à longueur de temps ils lisent et écrivent le Droit émanant de leurs cervelles hirsutes.
Ce que nous payons là, c’est la facture de quelques certitudes qui ont forgé l’élite administrative française et ce qui s’y rattache depuis maintenant des décennies.
Première certitude : rien n’est possible dans notre pays sans l’imprimatur de la puissance publique. La censure est abolie mais tout ce qui se dit, s’écrit, se filme, s’enregistre est au minimum susceptible d’être visé, en amont ou en aval. Ergo, tout fonctionnaire possède une prérogative de contrôle sur l’expression artistique.
Deuxième certitude : la culture est une modalité de la vie sociale. Il n’est donc pas question d’appliquer à la culture d’autre raisonnement que celui qui prévaut pour la production de toute autre composante du « vivre-ensemble ». Ergo, la culture doit remplir sans cesse des cahiers des charges justifiant qu’on la finance, la soutienne, la supporte, l’admette. Elle doit montrer patte blanche inlassablement. A tel point que bientôt elle n’aura plus assez de pattes pour les montrer tant se multiplient les organismes auxquels il sied de les exhiber.
Troisième certitude : l’artiste n’est qu’un paramètre du fait culturel. Les grands enjeux sont essentiellement du côté du public qu’on essaie d’appâter, du côté des infrastructures qu’à grands frais on bâtit, des institutions culturelles qu’on finance lourdement, des corporations qu’on subventionne. Mais l’artiste, l’artiste seul, dans son coin, qui essaie de faire quelque chose, est d’abord suspect, puis – s’il grappille quelques euros – redevable (et d’abord d’un cahier des charges). La Culture n’est pas une économie des artistes mais une gestion complexe des superstructures.
Il est curieux que Monsieur Deschamps n’ait pas aperçu cela avant, dans une si longue carrière où la puissance publique s’est montrée avec lui clémente voire franchement bénigne.
Comme quoi, deux bouteilles de pinard, et la vérité vous tombe dessus. In vino veritas.