C’est seulement une image : celle d’un enfant mort sur une plage turque, noyé en fuyant la guerre. C’est seulement un livre : celui d’une adolescente racontant le sort qu’elle a subi après être tombée entre les mains des bourreaux de l’Etat islamique. C’est seulement une vidéo : celle de quatre irakiens ligotés et brûlés vifs par des barbares masqués. C’est seulement une photo : le cadavre décapité d’une petite chrétienne. C’est seulement un regard : celui d’une femme sur les voies de l’exil portant son enfant épuisé.
Ces « seulement » accumulés ont fini par réveiller l’émotion publique européenne au sortir de ses congés payés. Il était temps. Depuis des mois, les témoins de l’horreur criaient dans le désert. Depuis des mois, les navires affrétés par des criminels déversaient leurs victimes à quelques encablures des plages où se prélassaient les estivants. Les portes enfin se sont ouvertes. « Effata », comme dit la Parole.
Nombreux sont ceux qui nous rappellent que l’émotion ne fait pas une politique ; qu’il sera difficile d’offrir un logement et un emploi à ces exilés, ou de scolariser leurs enfants. D’autres nous disent qu’en accueillant ces fugitifs nous accentuons le choc des cultures qui tétanise nos sociétés. D’autres enfin voient dans cet afflux le calcul cynique d’employeurs avides de main-d’œuvre bon marché.
Il n’est certes pas d’émotion qui vaille sans un instant de raison. Mais ceux qui aujourd’hui prétendent tenir un discours raisonnable et sage oublient qu’hier ils étaient de ceux qui voulaient froidement laisser toutes les portes closes. Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas la victoire de l’émotion pure sur la raison prudente : c’est la défaite de la raison prudente face à l’évidente responsabilité humaine nous imposant de secourir notre prochain. C’est le retour de l’impérieuse hospitalité que pratiquent tous les peuples depuis la nuit des temps. Ce que nous disent les raisonnables, c’est que ces hôtes pourraient à terme nous embarrasser, voire nous être hostiles. Mais l’hospitalité se donne au prix de ce risque-là, sinon elle n’est pas hospitalité. Ainsi, ce n’est pas l’émotion qui l’a emporté, c’est la morale.
Que ceux qui ont connu les massacres, l’obscurantisme, la torture, la haine religieuse puissent trouver chez nous un havre où la vie humaine, les croyances, les cultures différentes sont respectées a de quoi nous réjouir et nous rendre fiers. En retour, cela nous donne une immense responsabilité : répondre aux espérances que ces malheureux placent en nous, comme jadis les avaient placées des Polonais, des Italiens, des Portugais, des Espagnols, des Russes fuyant eux aussi la barbarie et la mort.
Et là, franchement, il n’est pas certain que nous soyons à la hauteur. Où ces exilés attendent une société de tolérance et de respect, une société fortement appuyée sur ses valeurs, fière de sa tradition, de sa langue, et désireuse de transmettre son patrimoine à tout nouveau venu, que leur offrons-nous, aujourd’hui, en France ? Le doute de soi, la discorde civile, la morosité ambiante, l’absence de foi en notre capacité collective à coexister, une vision vacillante de notre patrimoine culturel, une adoration de la pacotille et de l’éphémère, un goût immodéré pour les querelles vaines et les débats creux, un récit national en panne.
Nos nouveaux hôtes viennent chez nous au moment où nous remettons en question cet héritage dont ils sont si avides, où nous sapons capricieusement les fondations dont ils ont, eux, été si cruellement privés. Eux nous espèrent fiers porteurs de la flamme des Lumières, ils risquent de nous trouver héritiers fatigués portant une allumette presque éteinte. Ainsi, les tribulations de l’Histoire nous obligent à redevenir nous-mêmes.
Genre européen s’il en est, l’opéra a toujours fait partie du récit collectif. Il a secondé la politique, accompagné l’Histoire en train de se faire, sondé la métaphysique, exposé les passions, raconté le monde grâce au fabuleux répertoire expressif dont il dispose. Mais aujourd’hui, quelle est sa place ? Lorsqu’on voit ce que Claus Guth, que j’adore pourtant, a fait de Fidelio, opéra qui parle justement d’oppression et de libération, à Salzbourg, on se dit que décidément la rumeur du monde ne lui est pas parvenue. On se dit que la rumeur du monde s’arrête trop souvent à la porte des théâtres. Mieux : lorsqu’elle y entre, c’est pour prendre aussitôt la forme du dégrisement le plus complet, du désenchantement le plus radical, de la déconstruction la plus méthodique.
Je suis très curieux de voir comment les directeurs de théâtre vont réagir à cette brusque accélération de l’Histoire, comment ils vont prouver que l’opéra est à la hauteur du souffle de l’Histoire et non pas seulement un genre confit et bourgeois, ou pire : sociétal. Il ne suffira pas de montrer des bourreaux sur scène (routine tant aimée) pour relever ce défi : mais de montrer que l’immense réservoir émotionnel dont dispose l’opéra porte une parole audible face aux clameurs des misérables.
Pour cela, il faut renouer avec la création lyrique, donner à l’opéra contemporain une place plus grande, afin qu’il remette en perspective le patrimoine lyrique tout entier. Il est absurde de le confiner dans un répertoire de quinze œuvres lues, relues, déconstruites et redéconstruites, quand l’Histoire est là qui le sollicite et pourrait le nourrir d’élans nouveaux. Si l’opéra n’entend pas cet appel, il se condamne à n’être plus que la vitrine muséale d’un passé fané.