Dans ce voyage laconique entre deux mondes, où je naviguais sur ce bateau tiré par un attelage de mouettes affamées, j’eus la sensation que ma double culture, iranienne et française, venait frapper dans ma poitrine comme ces vagues qui claquaient sur la coque, mes doigts solidement agrippés au bastingage pour ne pas céder au vertige de la révélation. Car je réalisais que j’avais peut-être toujours été, sans m’en rendre compte, dans cet état d’entre-deux perpétuel, jamais réellement détachée, jamais réellement attachée à un port.
Et puis j’ai songé à Maria Callas. A ses origines, à son identité. La Grèce, aussi, est un pays entre deux rives. J’ai imaginé ce qu’elle avait pu ressentir au tréfonds d’elle-même, elle qui était née avec presque autant de prénoms qu’il n’y a de continents, comme si ses parents avaient prophétisé ses mille et une vies, sa propre quête de soi à travers son art. A New York, à Athènes, en Italie ou en France, le monde entier était devenu un théâtre, son théâtre, où elle fut tour à tour Norma, Médée, Tosca, Lucia, Violetta, Carmen encore… Mais savait-elle qui elle était réellement lorsque seule dans sa loge et devant la vérité de son miroir, elle démaquillait le masque sublime de La Callas ?
A Athènes, l’opéra a récemment résolu de répondre à cette question en mettant en lumière le passé grec de la chanteuse lyrique avec le documentaire Mairi, Marianna, Maria : les années grecques inconnues de La Callas. A Milan, c’est une exposition au musée du Teatro alla Scala qui est consacrée à celle qui lui fut plus que quiconque associée. Mais entre célébration, recherche historique et stratégie commerciale, nous avons beau la ramener à nos identités et faire d’elle une figure de nos romans nationaux, Maria Callas était ailleurs. Oui son sang était grec, mais elle était ouverte sur le monde, profondément européenne, profondément cosmopolite. Peut-être lui fallait-il partir à l’assaut du monde et de l’altérité pour apprendre qui elle était. Sa voix était le sens de sa vie et le miracle qui la reliait aux autres.
J’ai compris alors ce qui me bouleversait dans le chant. A Istanbul, lorsque, sur l’esplanade de la mosquée Süleymaniye, le chant des muezzins s’élevait des minarets au faîte des collines pour déposer une prière au creux du ciel, j’avais la sensation que cette clameur obsédante m’étreignait comme un déchirant souvenir et emportait au loin ma rengaine silencieuse vers d’autres rives, d’autres vies que la mienne. Comme ce ferry perdu au milieu de l’océan, le chant à la fois nous ancre et nous rattache au monde. C’est ce que faisait Maria Callas. Elle dressait des ponts entre les mondes et les imaginaires. Elle est une leçon. Dans une Europe qui s’engouffre lentement dans les ténèbres du nationalisme et du rétrécissement identitaire, où l’indifférence à l’autre est une norme tranquillement assumée, puisse-t-on se rappeler à quel point le chant peut rapprocher nos âmes et nous sauver du désastre.