Au mont Ida, trois déesses se querellaient dans un bois. On connaît la chanson. Dans ce bois passe un jeune homme, plus très frais, ni très beau – c’est moi ! Ma main tenait la fameuse pomme. « Cessez, Princesses, cette dispute à laquelle le seigneur Pâris, lui-même, n’a pu mettre fin », m’écriai-je, étonné de ma propre audace. Mon apostrophe eut pour effet d’interrompre leurs cris, qui, si l’on veut s’en faire une idée, ressemblaient à l’espèce de rugissement émis par Regina Resnik au plus fort d’Elektra dirigée en 1966 par Sir Georg Solti.
Junon, la plus grande des trois, dont la paume caressait l’aigrette d’un paon, tourna vers moi un œil terrifiant : « Comment oses-tu, moucheron ? ». Je bégayai : « Ô déesses qui depuis plusieurs siècles débattez d’un sujet de nature à déclencher une guerre épique dont on parle encore, une question me turlupine ». La plus curieuse des trois, Minerve, dont le front s’ornait d’un polos semblable à la couronne de Turandot dans la mise en scène de Roberto De Simone à Bologne en 2012, arrêta de sa lance le geste par lequel Junon s’apprêtait à me pourfendre : « Que nous veux-tu, faible mortel ? ». Je ravalai ma salive : « Vous n’êtes pas sans savoir, ô Reines dont la beauté aujourd’hui encore fait débat, que l’opéra souffre de multiples maux qui, un jour, c’est certain, causeront la disparition de l’art le plus noble, le plus sublime, le plus fascinant, le plus démesuré, le plus… ». « Abrège, larve, ou j’égratigne », interrompit Junon. Je m’empressai de poursuivre : « Je cherche le plus nuisible de ces maux pour l’occire et ainsi sauver l’art lyrique d’une mort certaine. ».
« Vil présomptueux », ricana Minerve en roulant ses yeux pers, « Point n’est besoin d’être Calaf pour résoudre ton énigme. Je rentre à l’instant de La Bastille, curieuse de découvrir Les Troyens, un opéra qui me touche de près. Ce que j’ai vu m’a laissée sans voix, au contraire du public qui vouait bruyamment le metteur en scène aux gémonies. Comment ne pas lui donner raison ? Le drame lyrique de Berlioz piétiné, outragé, défiguré, transformé d’abord en épisode de télé-réalité puis trainé ensuite dans la boue absurde d’un centre de soins pour victime de guerre… Mon sang n’a fait qu’un tour. S’il m’était resté une once de pouvoir divin, j’aurais fait subir à ce Dmitri Tcherniakov le même sort qu’à Hersé et Aglaure, les filles de Cécrops coupables d’avoir ouvert le coffre dans lequel j’’avais enfermé Erichthonios. En vérité, je te le dis, ta question, enfantine, n’appelle qu’une seule réponse. Le mal qui ronge aujourd’hui l’opéra jusqu’aux os, le monstre qui, telle une stryge en chaleur, s’abreuve de son sang pour étancher sa propre soif de gloire, le fauteur de troubles dont les transpositions éhontées finiront par provoquer le crépuscule de l’art lyrique, c’est le metteur en scène ! ».
« Merci, ô fille de Jupin… » balbutiai-je avant qu’un péremptoire « N’importe quoi ! » me coupât la parole. Écartant de son sceptre d’or sa rivale, Junon s’avança terrible : « il est facile de taxer de tous les maux les metteurs en scène quand il faudrait au contraire, en guise de remerciement, leur sacrifier nos plus belles génisses. Si l’opéra survit aujourd’hui, c’est parce que ces femmes et ces hommes rivalisent d’inventivité pour le maintenir sous oxygène. S’ils n’étaient pas là, il nous faudrait inlassablement applaudir les mêmes œuvres représentées de la même manière. Est-ce leur faute si le répertoire est figé depuis plus d’un siècle, si l’art lyrique s’apparente à un vieillard bégayant la litanie soporifique des cinquante mêmes titres ? Tu cherches la source du mal, vermisseau. Regarde mon doigt de marbre te désigner le seul coupable, celui qui par immobilisme, par paresse, par absence de curiosité, condamne l’opéra à une lente asphyxie. J’ai nommé le public ! ».
Un frisson de terreur ébranla tout mon être. Alors la troisième, celle qui pourtant dans la chanson de Pâris ne dit rien, prit – ô prodige – la parole : « Est-il possible de manquer autant de jugeote ? N’êtes-vous pas fatiguées, sœurs olympiennes, de cette sempiternelle querelle entre anciens et modernes, entre partisans de la lettre et défenseurs de l’esprit ? Prima les élucubrations du metteur en scène, dopo le goût du public ou l’inverse ? On s’en fiche. L’opéra ne souffre ni d’un mal, ni de deux mais d’au moins mille, minuscules et majuscules, qui le chatouillent et le gratouillent et, ce faisant, le maintiennent en vie. Ces maux que vous honnissez, je les bénis. Et toi, étranger, je t’en confie cent pour que tu les racontes dans un livre de nature à alimenter de stimulantes discussions. Tu veux éviter à l’opéra une mort prétendument certaine. Par cet ouvrage, tu contribueras à sa survie. Rendez-vous bientôt dans les librairies pour découvrir le premier titre d’une collection qui, sous l’égide de forumopera.com, s’appellera Via Appia. Cette leçon vaut bien une pomme sans doute. Allez, aboule le fruit et au boulot ! »