Le marché du disque lyrique est en crise, tout comme les autres. Le résultat le plus frappant – témoins les programmes de Cave Canem –, c’est la résolution de l’opéra en morceaux choisis et la dégénérescence des morceaux choisis en récitals composites. Mois après mois nous arrivent des disques de récital que suivent des disques de récital que suivent des disques de récital. Toute une thématique marketing s’y décline, sur le modèle évident des cosmétiques : Lava, Passione, Sacrificium, Rosso, Father & Son, Night & Dreams, Surprise, Furia, etc. J’ironise. La vérité est que je n’ai rien contre les récitals et même, mais oui, j’aime ça !
L’idée même de l’artiste choisissant ses morceaux amoureusement, les apprenant et les répétant comme jamais il ou elle ne l’eût fait pour une intégrale ou pour un concert, n’en retenant que quelques-uns, délaissant ceux qui lui réussissent moins, puis passant en studio avec un chef qui aura son mot à dire, multipliant les prises pour que le résultat soit le plus abouti possible, quand le concert s’autorise l’à-peu-près – cette idée me ravit. Et avec tout cela, la confection des photos de couverture, où force robes et parures viennent illuminer la misérable pochette du CD… voilà qui m’enchante.
Car c’est presque là le prélude à une rencontre amoureuse : acquérir ces disques, les introduire dans son lecteur, c’est déjà entamer un rendez-vous intime ou une tête à tête im chambre séparée. Ténor velu, baryton rugueux, soprano replet, mezzo refait – peu importe, l’amour de l’art lyrique est bisexuel, polygame et parfois collectif. Qui de nous n’a pas vécu quelques-unes de ses heures lyriques les plus intenses avec un disque récital ? Qui ne donnerait pas dix intégrales pour tel récital – ainsi, chez nos contemporains, les Verdi par Bergonzi, les airs belcantistes par Pavarotti, les Puccini par Gheorghiu, les Berlioz par Alagna, les Mozart par Popp, les airs allemands par Hampson, et tant d’autres, des plus anciens aux plus récents ?
Seulement, il existe un principe intangible du récital : il faut que l’artiste soit capable de mettre dans son timbre, dans ses mots, dans son souffle, autant de théâtre et d’émotion que dans une présence physique sur scène. Cela veut dire que la voix soudain se fait miroir concave où vient se refléter la totalité du monde alentour. Dépouillement de tous les artifices, de tous les trucages, que permet la scène. Expression et communication concentrées dans le chant seul, souverain et nu.
Hé bien, ce n’est pas donné à tout le monde.
Le grand malheur des récitals aujourd’hui est qu’un exercice de haute voltige est mis à la portée de chanteurs honorables qu’on n’aura tout simplement pas trouvé à employer dans une intégrale. De là des déceptions nombreuses et une méfiance généralisée du public. De là des échecs retentissants qui nuisent à des artistes qui, en scène, ou dans uen configuration moins ascétique, sont convaincants voire excellents.
Voyez Simon O’Neill, indispensable au chant wagnérien, et piètre récitaliste. Voyez Patricia Petibon, Lulu époustouflante dont le Rosso n’est que facticités. Voyez Kozena, présence scénique troublante que le récital dessert. Faire enregistrer des récitals à des chanteurs qui n’ont pas la richesse vocale ni l’imagination suffisante pour nous offrir un théâtre dans le creux de l’oreille, c’est faire courir le 400 mètres haies des Jeux Olympiques à des nabots ventripotents.
Ne nous décourageons pas, car dans le lot des pépites émergent : encore faut-il bien chercher, et prier pour que le tout-venant des récitals laisse indemne notre capacité à repérer les joyaux, et à nous en émerveiller encore.