Tout le long de l’année, le lyricomane enragé use sa plume et sa salive à souligner à l’envi les fautes et les limites des chanteurs que les maisons d’opéra exposent à son jugement. Les colonnes du site que vous consultez présentement, et plus encore les divers forums de libre expression où se débonde la manie lyrique, ne bruissent que de reproches amers ou de constats désolés sur les gosiers du jour. Il faut bien avouer que la note fendillée, l’aigu approximatif, le phrasé incertain, le vibrato incontrôlé et tant d’autres pailles et travers font partie intégrante du plaisir un rien vicieux qu’éprouve le lyricomane à l’écoute des chanteurs : de la fragilité des artistes se nourrit l’expertise du critique.
Oh, bien sûr, cela n’empêche pas les enthousiasmes ! Mais rarement entendra-t-on un amateur de chant se contenter de l’extase simple : l’admiration même s’accompagne de considérations mécaniques. C’est le fait des amateurs de lyrique comme des amateurs de peinture. L’esthète justifie et explique, et l’on dit que cette pleine conscience de ce qui est beau, moins beau, réussi, intéressant, singulier, augmente la passion, l’amplifie, lui donne sens et raison.
Ces évidences nous sont familières. Un peu trop peut-être car c’est presque sans nous en rendre compte que nous commentons nos impressions musicales en recourant aux termes techniques et en enrobant nos sentiments de sentences bien tournées. Il est fini, le temps de nos naïvetés. Abolie, l’époque où nos joies se passaient de mots, où la musique nous envahissait et nous laissait coi. Il fut un temps où la musique s’adressait à nous sans que nous répondions autrement que par des frissons. A présent, nous articulons des phrases. L’émotion se cristallise, mais se fige aussi. Le souvenir de l’impression s’archive en paragraphes.
Que cet été voie revenir notre naïveté. Prenons le risque, pendant ces festivals dont partout nous serons assaillis, de conserver le silence. Muselons notre verbe. Etouffons la part de nous qui se complaît en verdicts. Ecoutons, et taisons-nous : l’espace d’une saison, guettons le surgissement du frisson sans voix, de l’émotion aphasique. Redevenons des hôtes muets de la musique.
Sylvain Fort