Et voilà, Forum Opéra a entamé l’année Wagner-Verdi, ou Verdi-Wagner, avec un premier épisode consacré à la noble voix de baryton. Toutes les publications musicales se livreront au cours de l’année à venir au même exercice. Tant mieux. Mais arrêtons-nous un moment. Pourquoi, deux cents ans après leur naissance, et plus de cent ans après leur mort, Verdi et Wagner restent-ils les deux phares de l’art lyrique ? Qu’ont-ils donc qui retient si durablement l’attention ?
Certes, ils furent en leur temps des phénomènes musicaux, acclamés ou honnis. Certes, ils offrent à l’amateur d’art lyrique un éventail d’émotions musicales qui n’a que peu d’équivalents. Et puis, ils font rêver les chanteurs. Quel ténor n’a pas rêvé d’entrer sur scène à dos de cygne ou de la quitter sur un char tiré par des éléphants ? Quelle soprano n’a pas rêvé de périr dans les flammes ou sous trois mètres de sable ? Quel baryton n’a pas rêvé de noyer malencontreusement sa propre fille ou de se languir sur son lit de souffrance pendant trois heures en tenant sa plaie au flanc ? Les personnages verdiens et wagnériens sont d’immenses habits qu’il y a plusieurs manières d’endosser, et que tout chanteur espère un jour porter, parce qu’ils sont plus grands que lui. Mais il y a sans doute autre chose.
En Verdi comme en Wagner s’est rencontré le double souci artiste que la modernité semble avoir congédié, et en quelque sorte périmé : celui d’inventer et de durer tout à la fois. Chez Verdi comme chez Wagner, la musique puisait loin ses racines dans la tradition, mais il n’est pas un seul de leurs opéras qui, comparé au précédent, ne soit un fait nouveau dans l’histoire de la musique. Et cependant, jamais Wagner ni Verdi n’ont considéré que la nouveauté du langage impliquait qu’on rompe avec la tradition – ni même avec le public. Toutes les forces contraires qui s’exercent sur l’artiste, et singulièrement sur ce genre si particulier d’artiste qu’est le compositeur d’opéra, ils les ont subies, portées, affrontées avec un courage créateur, une audace, une endurance au travail qui sont le secret de leur postérité. Il leur eût été facile de continuer : pour l’un, Donizetti ; pour l’autre, Weber. Mais ils voulurent devenir eux-mêmes, au mépris de la misère et de l’impopularité, mais sans jamais quitter le fol espoir d’imposer leur marque, et de marquer leur temps.
Dans le domaine de l’opéra, ils furent, à cet égard, les deux derniers artistes réellement visionnaires ; les deux derniers à pouvoir se hisser au-dessus des contingences d’un genre où tout semblait avoir été dit, pour faire brûler une flamme neuve. Si nous fêtons avec éclat leur deux-centième anniversaire, ce n’est pas parce qu’ils furent les plus grands compositeurs d’opéra de tous les temps. A Verdi ou Wagner, on est en droit de préférer Puccini, Donizetti, Weber, Rossini, Moussorgski, Mozart ou Massenet. Après tout, ils sont souvent plus subtils, plus chantants. Il y a chez Wagner comme chez Verdi une dureté esthétique, quelque chose de minéral, qui peut détourner parfois. Mais ce que chez eux nous fêtons, c’est l’avènement concomitant de deux hommes qui purent satisfaire aux codes d’un genre si conventionnel tout en les dépassant radicalement ; c’est l’émergence de deux génies qui offrirent à l’opéra deux siècles de vie supplémentaire simplement parce qu’ils lui offrirent jusqu’à leur dernière goutte de sang. Ce que nous fêtons, ce sont les deux derniers Prométhée de l’art lyrique.