A propos de Fosse, « opéra dans le parking » récemment présenté au Centre Pompidou – spectacle dont il est néanmoins permis de se demander s’il ne relève pas plutôt de la cantate – Christian Boltanski déclarait : « Dans l’opéra, il y a l’idée, pour moi très belle, qu’il ne reste rien. On se donne beaucoup de peine pour faire un spectacle musical, il y a cinq représentations et c’est fini. Seuls ceux qui l’ont vu l’ont vu, et ceux qui ne l’ont pas vu ne le verront plus. Cette idée de la fragilité du spectacle vivant m’a beaucoup intéressé ».
L’opéra, genre de l’éphémère ? Depuis que les représentations sont captées, diffusées et commercialisées, le monde du spectacle subit la même transformation que les voix ont pu connaître dès le début du XXe siècle : le mélomane dispose désormais d’une gigantesque archive, qui garde la trace de quantité de productions, mais toujours des meilleures, hélas. Comment notre rapport à l’art lyrique pourrait-il ne pas s’en trouvé changé ?
Genre artistique hérité de l’ancien régime qui l’a porté sur les fonts baptismaux, l’opéra a longtemps partagé avec l’institution de la monarchie un certain nombre de caractéristiques, notamment le faste ostentatoire. Il s’est peu à peu dépouillé de ces attributs royaux : le prologue à la gloire de Louis, figure imposée en France, disparaît dès le début du XVIIIe siècle, les machines sont supprimées au XIXe siècle, et le luxe décoratif passe à la trappe avec les recherches d’Adolf Appia et de Gordon Craig dans les premières décennies du XXe. Pourtant, il est un point sur lequel l’opéra continue à ressembler à l’institution royale : il a lui aussi deux corps.
La théorisation de cet aspect de l’ancien régime est l’œuvre de l’historien américain d’origine allemande Ernst Kantorowicz, enseignant à Princeton qui publia en 1957 son livre The King’s Two Bodies. Selon les conceptions médiévales, le roi possédait à la fois un corps physique, terrestre, et un corps politique immortel, d’où la célèbre formule « Le roi est mort, vive le roi ! »
Si l’on y réfléchit bien, il en va exactement de même de l’art lyrique. Des corps physiques, l’opéra en a une infinité : chaque nouvelle production, chaque représentation même est l’un de ces corps multiples, par lequel le genre opéra se manifeste à nos yeux et nos oreilles. Et il possède en parallèle un unique corps immortel, celui que seul peut entendre l’esprit en consultant la partition. En ce sens, seules les notes écrites sur les portées sont « vraiment » Carmen, Rigoletto ou Tannhäuser. Chaque représentation est nécessairement ce compromis rendu indispensable par le passage du spirituel au matériel, cette accumulation de choix par lesquels ce qui avait surgi du cerveau d’un compositeur prend finalement une forme tangible. Le spectacle matérialise aussi le travail de l’auteur du livret, comme le rappelle notre nouveau dossier, « Les librettistes, figures de l’ombre ».
Ainsi le corps immortel de chaque opéra transmigre-t-il constamment d’un corps physique à l’autre, en un cycle de métempsychose infinie, série d’avatars au sens premier du terme, c’est-à-dire d’incarnations qui autrefois se ressemblaient un peu toutes, et qui désormais s’efforcent au contraire de se distinguer au maximum. Tant mieux, diront les uns, ravis que la même âme puisse revêtir des enveloppes physiques aussi différentes, grâce à l’intervention des metteurs en scène qui renouvellent son apparence, nous la montrent sous un jour inattendu et mettent en valeur des aspects restés inaperçus. Tant pis, diront les autres, pour qui la réincarnation devrait se limiter aux voix, sans que jamais ne changent les décors ou les costumes. Ce qui est sûr, c’est qu’aucun spectacle n’a jamais tué un opéra, bien au contraire ; tant que la partition existe, dût-elle somnoler longtemps dans une bibliothèque, elle peut un beau jour reprendre corps. Et une production n’est jamais qu’une enveloppe matérielle, indispensable en ce qu’elle rend sensible le corps immortel de l’œuvre, mais forcément éphémère en ce qu’elle répond aux attentes du public, qui changent avec le temps. Vous détestez telle mise en scène ? C’est dommage, mais ce n’est qu’une des multiples vies d’un opéra, qui en connaîtra bien d’autres.