Il est pour les artistes lyriques un ennemi plus redoutable que l’intonation approximative, que le trou de mémoire, que l’aigu hasardeux. Et cet ennemi, c’est le graillon. Je ne connais pas de tue-l’amour plus puissant que le graillon. Car le grand sortilège de l’opéra, c’est bien de nous abstraire du monde réel. Tout n’y est que fable, et hallucination consentie. Et la voix d’opéra est elle-même la porte d’entrée dans ce règne onirique tant elle s’éloigne, et travaille inlassablement à se distinguer, de l’usage ordinaire de la voix.
Pour ceux qui ne cèdent pas à ses artifices, elle figure en bonne place dans les registres tératologiques. Pour ses adeptes, elle est la sublimation de l’expression humaine, s’arrachant au plancher dégoûtant du son plat, gris, blanc, incolore, rauque, mal dégrossi, disharmonieux, banal, inintéressant, qui sort du gosier de nos semblables. Et puis : le graillon. Le charme immédiatement se rompt. C’est quelque chose comme la vile nature qui reprend ses droits, sans prévenir. La gorge, lieu où se taille le diamant, redevient en un instant la muqueuse glaireuse et baveuse du quidam. Le graillon est une flatulence lyrique. C’est la physiologie assassinant la fantasmagorie. C’est le down brutal du fumeur de crack. Tout d’un coup tout redevient laid.
L’angoisse du graillon est au cœur du travail vocal. Toute la technique du chanteur vise – l’expression est assez courante – à « effacer la gorge ». La voix passe « par-dessus ». Il n’est pas de défaut plus grave qu’une voix « engorgée ». Ainsi, le chant lyrique est cette contradiction permanente : il faut soigner, protéger, gérer le lieu où se forge le son (la gorge, les muqueuses, les cordes vocales), pour mieux le faire oublier. On y pense tout le temps, mais pour qu’il disparaisse. Les voix les plus chéries sont celles qui s’extirpent le mieux de cet ancrage physiologique : les voix qui s’envolent, celles qui tutoient le ciel – les aigus – et celles même qui nient l’origine corporelle de toute voix par une forme de conquête de l’éther – les voix blanches des enfants, les voix fabriquées des contre-ténors.
Qui ne voit que ce travail vocal répond à une préoccupation morale voire spirituelle ? Où certains effacent la contingence corporelle par la perfection de l’esprit, l’artiste lyrique l’efface par la perfection physique. Le corps efface le corps. La gorge annule la gorge. La voix élimine son enveloppe charnelle. Elle monte au ciel. Elle devient l’analogue de l’Esprit. Elle est extase. Elle est culte. Et cette ascension est encore plus fabuleuse lorsqu’elle est celle d’un corps gros. Car le corps gros émettant une voix d’empyrée est le comble de ce supplice paradoxal, l’achèvement absolu de ce travail de soi contre soi. C’est pourquoi il est fou d’éliminer les gros des scènes d’opéra : ce sont les meilleurs témoins de la transcendance qui s’y manifeste. Les gros sont les martyrs de la scène lyrique comme les très jeunes filles fournissent le contingent des saints chrétiens. Luciano Pavarotti, avatar de Sainte Blandine.
Le graillon est l’anti-climax qui défait non seulement la beauté du chant, mais compromet son envol, et transforme en spectacle de cirque ce qui doit être assomption sacrificielle. Le graillon, c’est le taureau qui, au lieu de mourir proprement dans l’arène, pousse un cri déchirant nous rappelant que le noir symbole de la mort rédemptrice est un bestiau comme les autres. De même, un chanteur d’opéra peut être gros, maigre, suant, empoté, mal peigné, mal attifé, pas bien beau, pas très intelligent, mais il y a une chose que nous ne lui pardonnerons jamais : être un bestiau comme les autres.