Comme si l’audace avait une limite identifiable ; comme si l’innovation était acceptable mais jusqu’à un certain point seulement. Souvent, à la lecture de la presse spécialisée ou lors de discussions avec l’un ou l’autre artiste, responsable institutionnel, voire metteur en scène, un consensus semble émerger : à l’opéra, l’ultime limite, c’est l’œuvre. Livret et partition sont intouchables, autant dire sacrés. Et cette limite symbolique trouve bien des actualisations extrêmement concrètes, infusant même la sphère du juridique. On se souvient en effet de l’émoi des ayants droit de Poulenc et Bernanos face à une relecture de la fin des Dialogues des carmélites par Dmitri Tcherniakov. Même si, en l’occurrence, le metteur en scène russe a vu son interprétation blanchie, la Cour d’appel de Versailles, statuant après cassation[1], n’en a pas moins réaffirmé le caractère sacré de toute œuvre lyrique : quand la liberté de création d’un metteur en scène est aux prises avec les droits moraux d’un compositeur ou d’un librettiste, cette liberté s’arrête « lorsque la mise en scène modifie la signification de l’œuvre et en dénature l’esprit »[2]. Dans le monde de l’opéra, comme dans celui du droit – c’est-à-dire un monde effectivement contraignant –, le spectacle doit rester au service de l’œuvre.
Et si, pourtant, la question était mal posée ? Ou, du moins, si l’opposition entre œuvre et spectacle était trop binaire et, à ce titre, nécessairement suspecte (on sait que « oui et non sont des mensonges »[3]) ? L’œuvre est-elle la fin ultime ; ce vers quoi devrait converger toute interprétation, faisant ainsi d’une Bohème ou d’une Carmen le lieu d’une exégèse infinie à laquelle la Torah n’aurait peut-être rien à envier ? La partition est-elle réellement intouchable et la musique vraiment première à l’opéra (on lit souvent des critiques qui relèguent la mise en scène à un élément de distraction, établissant ainsi une préséance de la musique sur le spectacle qui n’a pourtant rien de nécessaire) ? Il est certain qu’une même œuvre recèle une pluralité de lectures, d’ailleurs peut-être bien infinies : comment rapprocher la Bohème de Claus Guth d’une de ces Bohème où une lecture littérale réduit le metteur en scène à un coordinateur faisant travailler ensemble un scénographe, un éclairagiste et un costumier, mais ne posant, en dernière instance, aucun choix dramaturgique ? Comment comparer une Carmen qui fait de l’Espagne et de la tauromachie son propos, à une Carmen qui fait du féminicide son propos ? S’agit-il, au fond, toujours bien de la même œuvre ?
Je suis ambitieux, j’attends tout de l’opéra. J’attends qu’il me rende heureux. J’attends qu’il me fasse pleurer et aimer. J’attends qu’il me mette face à mes contradictions. J’attends qu’il m’oblige à réfléchir. J’attends qu’il change ma vie. Quelques spectacles ont changé ma vie, aucune œuvre n’a encore pu le faire. Mise en scène, l’œuvre écrite devient image. Or, on sait que l’image recèle un potentiel émancipateur puissant. Si le sens d’un texte peut s’épuiser, si l’on peut s’accorder sur une lecture univoque (encore que cela n’aille pas de soi), l’image, elle, ne cesse de se dérober. Panofsky et d’autres ont bien tenté de la réduire à un ensemble d’éléments parfaitement lisibles, mais, depuis, l’iconic turn a mis en avant l’urgence de penser au-delà du seul paradigme textuel (je simplifie outrageusement). L’image recèle toujours un lieu du non-lisible qui est, en même temps, lieu de non-savoir. Dans l’image, le sens ne cesse de se dérober. C’est ce qui fait sa puissance émancipatrice. Aussi, le spectacle est à l’œuvre ce que l’image est au texte : il peut décrire, il peut servir, il peut rester une lecture sage. Mais il peut aussi interroger, il peut s’engouffrer dans les brèches où le sens se dérobe, il peut œuvrer un livret qui ne se suffit alors plus à lui-même. Sur scène, le spectacle ouvre l’œuvre et en fait exploser la signification, proposant ainsi au spectateur une lecture originale que ce dernier peut, ou non, accepter. L’interprétation par l’image rend ainsi également son autonomie au public. Après tout, ces œuvres n’ont-elles pas été écrites pour être mises en scène, c’est-à-dire toujours déjà dénaturées ? Les spectacles qui ont changé ma vie malmenaient systématiquement les œuvres. Je ne sais néanmoins pas si, pour autant, ils les dénaturaient.
Au fond, si l’on accepte de penser que l’opéra doit changer nos vies, il semble indispensable de réclamer de tout spectacle qu’il malmène l’œuvre et, pour ce faire, qu’il cherche à en pénétrer les brèches, à froisser ce qui semblait trop lisse, à lire une œuvre parfois ancienne à la lumière de problématiques peut-être nouvelles ou nouvellement mises en lumière. Les histoires de bohémiennes et de toreros séduisants ne changeront pas mon rapport au monde – d’ailleurs, elles ne m’intéressent pas. En revanche, la lecture qui présente la corrida comme la métaphore d’une mise à mort ritualisée, esthétisée et inéluctable de toute femme dans un monde d’hommes – fussent-ils, à l’image de Don José, les plus médiocres – ne peut que m’amener à changer le regard que je porte sur une œuvre de fiction pourtant qualifiée de naturaliste, c’est-à-dire, précisément, d’œuvre particulièrement conforme au réel. Du reste, la mise en scène qui ferait droit à cette lecture demeurerait particulièrement fidèle à la partition : est-il possible de comprendre le dernier chœur de l’œuvre, intervenant pendant l’ultime dispute entre José et Carmen, – « Viva ! Viva ! la course est belle, Viva ! Viva ! Sur le sable sanglant, la taureau, le taureau s’élance ! Voyez, voyez, voyez, le taureau qu’on harcèle en bondissant s’élance ! Voyez ! Frappé juste en plein cœur ! Voyez, voyez, voyez ! Victoire ! » – est-il possible de comprendre ce chœur autrement que comme une description du féminicide qui est alors déjà joué ? Loin d’être une simple coquetterie musicale, ce chœur, d’apparence anecdotique – il semble lointain mais constitue en réalité un motif sous-jacent, c’est-à-dire un motif qui structure tout et rompt la linéarité de la scène finale pour rapporter un drame isolé à un propos social et global – cristallise l’intégralité de l’intrigue. Aussi, le final de la mise en scène de Carmen par Calixto Bieito – qui suggère à mon sens cette lecture – fait bien le pont entre œuvre – et donc fiction – et réalité quotidienne. En d’autres termes, le spectacle opère comme l’élément indispensable de la réappropriation d’une œuvre par le public. Je ne sais si la Carmen de Meilhac et Halévy traitait du féminicide. Il est certain que, après Bieito, c’en est le sujet essentiel. S’il est parvenu à malmener l’œuvre, le spectacle l’aura, précisément, œuvrée. Il l’aura transformée. Au fond, malmener l’œuvre, c’est peut-être avant tout lui rendre justice : exploiter toutes les potentialités du livret et de la partition pour montrer que l’opéra est d’abord un art actuel. Le spectateur, quant à lui, pourra désormais lire le monde un peu différemment (ou, s’il le souhaite, résister à cette invitation, ce qui est en soi une prise de position).
À la sacralisation de l’œuvre, ou à une binarité excessive qui ferait de l’œuvre l’antécédant toujours pur d’un spectacle et, en même temps, son ultime fin, ne faudrait-il dès lors pas préférer une approche qui ferait de l’œuvre un élément seulement du spectacle qui, en dernière instance, pourrait bien irrémédiablement transformer l’œuvre ? Ne pourrait-on admettre que ce qui compte vraiment, ce n’est pas le respect apparemment dû à un compositeur et un librettiste, mais bien le respect dû à ceux pour qui l’œuvre a précisément été écrite, un public dont les exigences les plus extravagantes sont prises au sérieux : perpétuellement changer de vie, tout attendre de l’opéra ?
[1] Cass. fr., 22 juin 2017, n° 788. [2] CA Versailles, 30 novembre 2018, n° 17/08754 [3] H.D. Thoreau, Journal, 23 juin.