De relecture en décryptage, de vision en interprétation, de nouvelle conception en retour aux sources, notre époque est celle de l’herméneutique. Le monde de la musique est voué à un byzantinisme réinventé. Cela ne date pas d’hier. On a même pu penser que ce serait l’affaire de quelques années. Mais non, cela dure, mû par l’exhumation infinie des petits maîtres et la conquête progressive de pans nouveaux du répertoire. Qu’on nous comprenne bien. Nous ne rentrons pas ici une énième fois dans le débat des baroqueux contre le monde entier. La spécificité des découvreurs de la musique baroque s’est effacée. Tout le monde désormais est philologue. Tout le monde offre des gages à l’académie et à l’érudition. Byzance un jour, Byzance toujours.
La subjectivité n’est pas suffisante. La sensibilité est suspecte. D’ailleurs ce n’est rien d’autre qu’un concept historique. Seule compte la solidité inébranlable de la science des textes. Un chef d’orchestre qui n’aurait pas passé des heures en bibliothèque avant de donner une Neuvième de Beethoven est considéré comme un triste rétrograde, un ratiocineur sans intérêt.
Nous dansons sur le volcan éteint de l’inspiration en brandissant jovialement nos traités, nos gloses et nos notes en bas de page.
Seuls quelques tempéraments puissants et solitaires échappent encore à la tentation d’une philologie du vide. Ce n’est guère dans le monde de l’opéra qu’on les trouve. Plutôt chez quelques solistes ombrageux – Pogorelich, Hélène Grimaud, Radu Lupu pour parler de pianistes. Encore sont-ils souvent suspects aux cuistres, qui attendent des gages historiques, un savoir estampillé.
Ce n’est plus le combat des Anciens contre les Modernes, comme on le croit trop souvent. C’est le combat d’une certaine forme – disons romantique et post-romantique – de confiance dans le sentiment, le paysage intérieur, l’inspiration, la fécondité du rêve, et d’une forme – disons post-moderne, s’appliquât-elle souvent aux textes anciens – de foi absolue en une science musicale, une rigueur textuelle, en la lettre plus qu’en l’esprit. Nous assistons au triomphe de l’historicisme sur l’âme des poètes.
Qu’il soit bien clair qu’en la matière, Pierre-Laurent Aimard joue dans la même cour qu’Harnoncourt (ce n’est guère un hasard si leurs itinéraires ont convergé). Abbado a rencontré Carmignola. Bartoli investit Bellini. Tout se mêle.
On pourrait fêter ce bouillonnement intellectuel. Après tout, il n’est pas d’art sans pensée. L’histoire n’a nulle indignité. La philologie a ses vertus. Et puis, quel bonheur d’entendre Bach tantôt comme ci, tantôt comme ça. Et Beethoven. Et Mendelssohn. Et Fauré. Et les autres. L’arrogance même des savants messieurs, ces petits doctes, qui se permettent d’attendre au tournant des artistes authentiques, le triomphe en somme des Beckmesser de bas étage, n’a rien pour nous choquer. Elle est de toujours. Il suffit de s’en tenir éloigné.
Et puis, Bach a le dos large. Et aussi Beethoven. Et puis, on redécouvre Vivaldi, on entend mieux Brahms – paraît-il. Très bien.
Mais on déplore des victimes. Et une en particulier. Mozart. Sur lui, la valetaille des demi-habiles a fondu avec un prodigieux appétit. Quoi ? Le divin Mozart ! Allons bon ! Un excité, oui ! Un coquin ! Et puis, un brutal ! Douceur ? Tendresse ? Fi ! Des angles, des crissements ! De l’épanchement ? Bah ! Des resserrements ! Et que ça saute, que ça bondisse, que ça avance ! Puis, quand on en a assez de cette vitesse, que ça ralentisse, que ça s’appesantisse, que cela freine et cale ! Quant aux voix, pardon ! Ornements ! Vocalises ! Appoggiatures ! Pas des tromblons, des délicats, des éduqués ! Des voix de bonne école !
Et voilà. On aura tout eu. Tout entendu. Et tout vu. Ah, c’est qu’il fallait le déniaiser, Mozart. Le rendre à sa vérité. Montrer bien à tout le monde qu’il n’était pas perruqué-poudré, mais amer, dur, cruel, désabusé. Il s’en est vraiment pris plein la perruque, c’est certain.
Voulez-vous du Mozart nerveux, musclé, rapide, tendu, râpeux, écorché, dénervé, ou même gourmé, dansant, sautillant, virevoltant ? Vous n’avez que l’embarras du choix. Gardiner, Harnoncourt, Minko, Harding, et même Muti, Abbado, Staier, Concerto Köln, Jacobs, Spinosi. Et je ne parle pas des voix. Pudeur oblige.
C’est là le vrai Mozart, nous dit-on. Pas celui des Mozart-Kugeln ! Pas celui de l’Autriche flétrie où le dernier nazi s’écrase contre le dernier poteau électrique par une nuit pluvieuse !
Franchement, nous ne savons pas où est cette vérité de Mozart. Mais si nous écoutons Schnabel, Edwin Fischer, Furtwängler, Barenboim première manière, Szell, Casadesus, Beecham, Bruno Walter, il nous semble apercevoir une autre lumière. Quelque chose comme davantage de grâce. Comme un geste infiniment plus noble et plus plein. Nous croyons entrer dans une dimension d’élégance intellectuelle et morale.
Est-ce un mal ? L’air se fait plus doux, et le soleil plus vif. La parole musicale se nourrit d’affects que nous nous découvrons. Mozart nous guide vers nous-mêmes. Les conflits et les amertumes se résolvent, se dissolvent. Une compagnie s’invente. Non une proximité, mais une compassion que nous n’attendions pas. C’est la poésie – aussi peu philologique ce terme soit-il – qui fait irruption. Nous ne savons pas exactement pourquoi ni comment. Et nous nous sentons presque coupables de revenir aux clichés du divin Mozart.
Si en plus Elisabeth Grümmer se substitue à Sandrine Piau, Ezio Pinza à Nathan Berg, si Irmgard ou Sena prennent la place de Natalie ou Patricia, si Wunderlich et Simoneau veulent bien prévaloir sur Bostridge ou Prégardien, oui, vraiment, nous sentons avec tristesse qu’à force de mauvais traitements, de cuistreries et de novations effarantes, Mozart a pris congé de nous. Il a disparu. Il s’est absenté. Cela fait un moment qu’on ne l’a plus revu. Même pour ses deux-cent cinquante ans, il a refusé de paraître.
Au cœur de la culture se sont immiscées la violence de la textualité et la bêtise à front bas des sous-docteurs en mal d’os à ronger. Il y a d’autres victimes que Mozart. D’autres poètes dont le rayonnement singulier fut éteint par la cohorte des rebuts d’académie et des Trissotins. La culture n’est rien. Seule compte la civilisation.
Il semble que Mozart l’ait emportée avec lui dans sa retraite forcée.
Sylvain Fort