Comme est particulière l’atmosphère d’une salle d’opéra avant que le rideau ne se lève ! Longtemps je me suis interrogé sur la nature de cette discrète excitation qui électrise l’air. Comment caractériser ce sentiment curieux d’un entre-soi qui n’est pas le fait seulement de la mondanité ? Comment interpréter le murmure si spécial que feront taire soudain les premiers accords ? Une telle atmosphère ne se rencontre pas tout à fait au concert, où le public est différent, et certes pas au théâtre. A l’Opéra, on pourrait presque entendre les cœurs qui battent, comme emballés par quelque chose d’unique qui n’advient qu’ici. Le spectateur d’opéra ne s’apprête pas à une représentation. Il se prépare à un ravissement. Il se dispose à l’extase.
Cette théorie vague flottait depuis quelque temps dans mon cerveau fatigué lorsque de récentes lectures vinrent en cristalliser le sens. Au détour d’un traité où je cherchais la confirmation d’une intrigante assertion de Dumézil relative aux Lupercales dans Problème des Centaures (Paris, Paul Geuthner, 1929, 1 vol. In 8°, VII-278 pages), je fus frappé par une considération relative aux chamans. L’auteur indiquait que le chaman accédait à la transe par l’imitation de cris d’animaux (ce qui est connu) et spécialement (un fait qui ne m’avait jusqu’alors jamais arrêté) de cris d’oiseaux ; et qu’à cette fin il recourait à une voix aiguë, une voix de tête, une « voix de fausset » – et que cette voix contrefaite était censément celle du dieu caché auquel la transe livrait accès.
Une voix aiguë ? Une voix de fausset ? Voilà qui résonnait singulièrement pour un amateur d’opéra. L’auteur indiquait que cette voix aiguë étant par nature ascensionnelle, elle établissait le lien entre le Ciel et la Terre. Elle était ainsi la plus pure expression de la nostalgie du Paradis. Elle ouvrait à la vision et à l’extase. Et si, dans les tréfonds de nos âmes modernes, résidait encore quelque chose de cette nostalgie du Paradis ? Et si la voix aiguë du chaman, devenue celle du castrat magnétisant son public, puis de la soprano ou du ténor, seuls dignes de recevoir le surnom-fétiche de Diva ou Divo, étaient encore ces voies d’accès vers le Ciel ? Le chaman, spécialiste de l’extase qu’on obtient par la convocation mystique et l’abandon du corps, n’est-il pas transmué aujourd’hui dans nos chanteuses et chanteurs d’opéra. Qu’en pense Jonas Chamann ? Et Maria Challas ?
Déjà tout à la fièvre de cette intime relation, je prolongeai mes lectures. Il m’apparut alors que le chaman ancien est aussi celui par qui le Ciel féconde la Terre. Il réside dans l’ordre pré-natal de la matrice. Le chant et la transe s’adressent à notre état d’avant la naissance, lorsque nous étions des âmes-enfants point encore advenues à la vie humaine. Lorsque nous étions ces esprits dont les Germains savaient qu’ils se cachaient dans les anfractuosités des roches, dans les mousses des sous-bois, dans le creux des sillons. Par la transe, le Ciel vient ensemencer la Terre. La vie se conçoit dans le secret d’une caverne, d’une cavité, d’une grotte, dont le chaman en nous réveille la mémoire enfouie. Or qu’est-ce qu’un Opéra sinon une immense caverne ? Loin de nous relier seulement au Ciel, le Chaman, de sa voix aiguë, nous rend à l’état pré-natal. Il nous renvoie au ventre chaud de notre mère, où nous étions si bien avant que la lumière et l’air vif ne nous arrachent notre premier cri.
Ainsi dans tout théâtre d’opéra, nous attendons comme fébriles cette nouvelle naissance, que nous accueillerons à la fin par des vagissements, qu’on appelle les « bravos ». Nous nous libérerons de notre angoisse dans les retrouvailles célestes avec notre état premier. Nous allons à l’Opéra pour retrouver l’état utérin, et reproduire à l’infini le miracle de notre naissance. La salle qui nous accueille est la matrice idéalisée de notre mère (ici, on saisit mieux le dévoiement de ceux qui veulent lui défoncer la cloison).
En cette grotte primitive cependant nous rencontrons aussi la mort. Naître, c’est déjà mourir. Les cérémoniels célébrant les noces du Ciel et de la Terre s’accompagnaient souvent, dans les temps obscurs, de sacrifices humains. On livrait au dieu les jeunes enfants, ou les adolescentes pubères – celles par exemple dont se repaissait le Minotaure, seul habitant d’un Labyrinthe figurant lui-même le corps de la terre-mère. Avons-nous renoncé à cette barbarie ? Nullement. Chaque année nous offrons au dieu des jeunes gens par dizaines. Nous les jetons dans la fournaise d’un rituel ignoble et destructeur, appelé « concours internationaux » ou « auditions » dont la majorité ne ressort pas vivant. Puis, nous sacrifions un par un ceux qui auront réussi à devenir des chamans lorsque leur transe a cessé de nous plaire. Nous sacrifions les officiants du culte antique. Nous déchiquetons les vestales que nous avons adorées.
Ainsi, lecteurs, songez la prochaine fois que vous vous rendrez à l’Opéra à ces centaines de foetus qui autour de vous attendent l’heure de la re-naissance. Contemplez l’immense matrice qu’avec eux vous partagez, et respirez une fois encore la tiédeur de cet antre natif. Libérez votre cri primal lorsque vous adviendrez à la vie renouvelée. Mais de grâce, ne tirez pas sur le chaman.