Il existe sur YouTube – perdue parmi les vidéos de chats qui poursuivent leur queue et la propagande ordinaire de prédicateurs hirsutes – une vidéo miraculeuse. On y voit Herbert von Karajan, parfaitement cacochyme, expliquer à un japonais complaisamment ébahi qu’il vient de commander le dernier modèle d’une voiture de luxe, laquelle passerait – toujours selon les dires du grand chef d’orchestre autrichien – de zéro à cent kilomètres heures en seulement neuf secondes. « Nine seconds », s’étonne le japonais ébaudi, en précédant et en concluant son exclamation de « oh ! » propres aux japonais les plus naturellement déférents. « Yes », sourit le Maestro moribond, heureux de son achat.
Puis, entrent dans la pièce deux chanteuses venues auditionner. La première est une romaine bouclée, la seconde une coréenne à l’air légèrement contraire. Le Maestro les dirige un instant dans un duo de la Messe en Si, semble satisfait de ce qu’il entend – on aura reconnu Cecilia Bartoli et Sumi Jo au début de leur carrière – puis interpelle cette dernière dans un anglais si typiquement autrichien qu’on croirait entendre Peter Sellers dans le Docteur Folamour : « Et qu’allez-vous chanter dans les prochains mois, ma douce enfant ? » Sumi Jo lui répond qu’elle va enregistrer la Reine de la Nuit avec un chef dont le nom lui échappe temporairement (aidons-la : il s’agit de Sir Georg Solti). « Was !? » vitupère l’illustre chef, passant de l’anglais à l’allemand sous le coup de la colère (notons que l’allemand est une langue qui sied particulièrement à l’expression de la colère et de l’exaltation), « ce rôle n’est pas du tout pour vous ».
S’en suivent de longues et complexes palabres qui se soldent par une résolution : il faut que Sumi Jo, à peine réveillée, décoiffée d’émotion, s’exécute derechef et chante au débotté « Der Hölle Rache » qu’elle n’a pourtant pas révisé, persuadée que l’audition porterait exclusivement sur les délicatesses et l’impossible intonation de Bach. Toujours est-il qu’elle ne se démonte pas et, qu’enchainant les contre-fa, elle achève de convaincre le vieux chef de sa totale adéquation au rôle, preuve que ce dernier – jusqu’à son dernier souffle – aura gardé un cœur ouvert en même temps qu’une passion très vive pour les grosses cylindrées.
Les auditions sont le quotidien des jeunes chanteurs. Elles sont l’incarnation de tous leurs espoirs et pourtant elles leurs apparaissent très objectivement comme ruineuses et désespérantes. C’est que la plupart des auditions s’obtiennent au prix de longues et d’habiles négociations et, même si elles sont presque toujours gratuites, les frais de déplacement et d’hébergement sont invariablement à la charge des jeunes candidats. Lesquels traversent l’Europe pour aller chanter l’une ou l’autre mesure devant des panels endormis dans l’espoir de créer l’étincelle qui mettra le feu à leur carrière.
Il existe sur terre des directeurs d’opéra aimables et délicats. Il en existe d’autres qui, persuadés de leur rayonnement propre et – surtout de l’importance capitale de leur mission dans le délicat agencement des responsabilités terrestres – peuvent, parfois, faire preuve d’une délicatesse moins évidente à l’œil nu. Certains – le croiriez-vous ? – peuvent même se montrer grossiers et dire aux pauvres impétrants des choses bien déstabilisantes.
Ainsi, à un jeune baryton venu de loin pour le convaincre des qualités évidentes de son organe soyeux, le directeur d’une maison d’opéra lâcha mollement en le congédiant « mais, vous n’êtes pas baryton, vous êtes ténor, je ne peux rien pour vous ». Dire qu’aujourd’hui le directeur en question n’a plus de travail et que le baryton donne des centaines des concerts par an, toujours en qualité de baryton, apparaît comme une conclusion éminemment morale à cette sombre histoire.
Un autre baryton français, qui aujourd’hui chante au Metropolitan et à Covent Garden des rôles de première importance, avait entrepris un voyage fort long et fort pénible pour convaincre un éminent chef d’orchestre britannique de sa grande adéquation au rôle de Chorèbe dans Les Troyens de Berlioz. Il prit place sur scène, ne fut salué ni par le pianiste ni par le chef d’orchestre, chanta une page puis fut interrompu par un « merci » glacial qui n’était rien d’autre qu’une invitation à prendre la porte.
Parfois, ce sont les chanteurs qui exagèrent, comme cette haute-contre à la française, arrivant comme une fleur avec son petit air de Rameau, le tendant au pianiste en lui recommandant de transposer à vue. Ou ce baryton hongrois qui – se lançant dans une interprétation censément naturaliste de Rigoletto et probablement pris par l’adrénaline du moment – se met à improviser une mise en scène spectaculaire, se roule par terre et bave de fureur en lançant l’anathème à ses trois auditeurs médusés. Ou cette soprano entre deux âges qui – disposant de cinq minutes pour convaincre – à la question « quels airs allez-vous chanter ? » répond « La mort d’Isolde et le monologue d’entrée d’Elektra ».
Cependant, les auditions sont un mal nécessaire. Elles constituent pour les vagues successives de néo-diplômés la principale – et seule ? – voie d’accès vers la gloire (ou, a minima, la subsistance). Elles sont pratiquement toujours stériles et contribuent à mettre sur la paille des artistes déjà passablement désargentés. Une moralisation de l’exercice, pour celles et ceux qui le mettent en place, ne serait pas une mauvaise initiative. Mais la délicatesse d’un directeur d’opéra ou d’un chef d’orchestre reposera toujours – quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse – sur son intelligence émotionnelle et sur l’empathie dont l’aura doté dame nature. Dans les écoles, certains modules sont mis en place pour armer les jeunes candidats et les préparer à cet exercice terrible et profondément déstabilisant. Mais certains conservatoires confessent que la préparation aux réalités du métier ne figure pas parmi leurs priorités académiques.
Certaines initiatives sont prises pour aider les artistes nécessiteux à financer leurs premières auditions. Ainsi, à Londres, le Susan Chilcott Award dote tous les deux ans un lauréat d’une somme de 5000 £ pour faire face à ses nombreuses dépenses de début de carrière. Outre les auditions, il y a les fracs, les robes et les chaussures de concert, les appartements qu’on loue dans des villes étrangères pour participer à une production et tous ces postes de dépense – très réels, très lourds – endettent considérablement les chanteurs débutants.
L’audition est un exercice de mortification, un geste presque savonarolien d’anéantissement de l’égo qui favorise à ce point la souffrance qu’il n’est pas étonnant que celles et ceux qui en réchappent, que ceux qui survivent, que ceux qui émergent enfin, deviennent – par réaction, mais dans de très rares cas – d’épouvantables divas.