Il fut un temps où Forum Opéra recevait presque chaque jour du courrier de lecteurs. Une rubrique leur fut même consacrée, destinée à répondre publiquement aux interpellations privées, un peu comme fait le Pape dans sa bénédiction Urbi et Orbi, avec laquelle il écluse d’un seul coup tout son courrier de l’année.
Il faut avouer que le flux s’est tari, et je ne sais que trop pourquoi. C’est que Forum Opéra, qui jadis fut un sympathique fanzine, est devenu une institution. Le lecteur, apercevant les hautes murailles de cette citadelle qui, il y a peu encore, était une aimable masure, détourne le regard, tel le loup renonçant à s’époumoner contre les bons murs de briques du troisième petit cochon (celui qui est malin, avec sa casquette bleue). En fermant le forum, nous avons recouvert d’une pelouse millimétrée des années de déballages orduriers. Vu d’ici, ce vert apaise mon œil las. Résultat, d’autres points de déjection se sont créés, où nous nous abstenons de promener notre naseau délicat. Lorsque, chaque matin, rasé de frais, et sentant encore au bout de notre langue la fraîcheur suave du cocktail de fruits qui accompagna à l’instant la lecture du Los Angeles Times, nous relevons la Poste aimablement déposée devant notre huis, nous n’y trouvons plus ces enveloppes jaunies dont le papier trop fin et taché de gras s’était froissé pendant le transport, et dont le timbre – généralement un simple sticker acquis dans quelque rade louche, et non les précieuses vignettes finement ouvragées que vendent les meilleurs buralistes – portait une date rendue antique par la chicheté de l’affranchissement.
Ce n’est pas qu’il nous plaisait d’extraire de ces enveloppes cornées la mauvaise paperasse où une main calleuse avait griffonné quelques éructations rendues presque inintelligibles par la fantaisie de la graphie, l’équivoque singularité de la syntaxe et la sécession de l’orthographe. Mais enfin, ce déchiffrage démontrait, jour après jour, que nos propos percutaient avec efficacité l’esprit de nos lecteurs, réveillant chez quelques-uns une pathologie dormante, chez d’autres un surplus inexploité de bile. Sur le moment, il faut bien dire qu’il ne nous plaisait guère de mobiliser notre secrétariat pour faire réponse à ces missives imbibées d’un fiel teint d’ignorance. Pas plus qu’il ne nous amusait de plaider notre cause devant des juges assoupis dans des prétoires vidés par les siestes de l’après-midi, puis, après l’audience, de consoler longuement dans la salle des pas perdus les avocats qui, lancés à nos trousses, pleuraient à chaudes larmes leur défaite amère, et consommaient tout le stock de mouchoirs en soie que nous réservions à éponger notre front entre deux actes de « Parsifal ». Oui, c’était le temps où Forum Opéra recevait assignations, billets enragés, papiers bleus, menaces fiscales, cadavres de rats roulés dans du papier hygiénique, dessins grossiers tracés par des doigts malhabiles de lyricomanes incarcérés, etc.
Aujourd’hui, il nous faut donner un fier pourboire au facteur qui dépose tous les jours à la grille du parc la pesante collection de bristols satinés remerciant de nos bonnes paroles, de lettres de compliments dépassant les quinze feuillets, les premiers tirages sur grand papier à nous dédicacés par de sémillants académiciens, les demandes en mariage et les curriculum vitae, les invitations aux soirées de gala et les billets d’avion en première classe envoyés par des directeurs de festival lointains se disputant l’honneur de nous compter au nombre de leurs invités. Alors, d’une main lasse, nous épluchons cet ennuyeux arrivage en déplorant notre folle jeunesse.
Récemment toutefois, Camille De Rijck eut la joie de trouver parmi la masse quotidienne des hommages et des offres de service à titre gratuit une lettre où son adresse était libellée apparemment par un chimpanzé, ou par un éléphant habile de sa trompe. Le message en était expéditif, je le cite : « t kin gro konar ». Son cœur, il me le confia immédiatement par téléphone alors que j’achevais mon cours d’aquabike avec Ivana, ma coach slovène, avait bondi dans la cage de ses côtes, et il se sentait revenu au temps où l’on osait lui parler sans ménagements et, parfois, le regarder droit dans les yeux. Las, il ne fut pas long à se rendre compte que cette promesse d’échauffourée verbale, voire pugilistique, émanait de son voisin Monsieur Berk – consultant senior dans un grand cabinet d’audit -, mécontent que la Bentley de Monsieur de Rijck fût stationnée là où chaque matin il avait coutume de faire uriner son chihuahua à poil dru.