En matière d’opéra, l’heure est à l’élargissement du répertoire. Il n’est pas une exhumation belcantiste, pas une résurrection baroquisante, pas une reprise haendélienne, pas une découverte post-néo-sérielle qui ne soit saluée par des bravos et des hourras. Le Sant’Alessio en fut un récent exemple : quelle presse, quelle ferveur ! C’est bien. Privés comme nous le sommes de voix capables d’affronter les escarpements du répertoire traditionnel, nous nous faisons philologues et adaptons nos scènes aux moyens des chanteurs. Non pas qu’Otello, La Bohème ou Lohengrin ne soient pas programmés cent seize fois cette année de par le monde, mais enfin, nous aurons le loisir de nous restaurer les oreilles avec des œuvres moins connues et assurément il vaut mieux une Straniera chantée correctement par la Ciofi qu’une Traviata hurlée par la même.
Et si cette curiosité renaissante concernait aussi l’opéra français oublié ? A Marseille, Salammbô de Reyer n’a pas fait l’unanimité, mais l’initiative est originale et doit être saluée. Saint-Etienne, du côté de Massenet, tient depuis des années le pari d’un répertoire dont les marges restent ignorées, cependant que Compiègne a fait de la perpétuation du répertoire français sa mission, hélas de moins en moins comprise et soutenue par les pouvoirs publics, donc désormais compromise. Metz cette année proposera Les Saltimbanques de Louis Ganne et surtout Les Travaux d’Hercule de Claude Terrasse, on entendra, ô joie, Fra Diavolo et Le Roi malgré lui à l’Opéra-Comique, Mozart de Reynaldo Hahn à Tours, Ô mon bel inconnu, du même, à Rennes, La Cour du roi Petaud, de Delibes, tournera dans nos provinces, Toulouse propose Œdipe d’Enesco – formidable ! Mais est-ce suffisant ? Nous faut-il encore, pour le prix de cette poignée d’opéras moins connus, une énième Norma, un Vaisseau Fantôme éculé, des fonds de répertoire épuisés ?
Est-ce trop demander que prier les directeurs de théâtre de faire sur leurs scènes, une fois l’an, ce que Stéphane Topakian fait chez Timpani ? Cela coûte certes un peu d’argent, mais le public ne vient pas, dans ces cas-là, pour savoir comment sonnera le contre-ut, mais pour découvrir une œuvre. Aussi se passe-t-il de stars. Il se passe même de l’étourdissement visuel ou de la « relecture » que requièrent les chefs-d’œuvre trop connus. Jetez une couverture sur une chaise, plantez une toile peinte dans le fond, on s’en contentera pour découvrir enfin au théâtre, je ne sais pas : Rodrigue et Chimène, Le Prophète, Sapho, Gwendoline, La Cour de Célimène, Le Roi Arthus, Le Domino Noir, Guercoeur… Oeuvres certes représentées une fois ou deux (pas toutes !) ces vingt-cinq dernières années mais dont aucune n’est rentrée dans le répertoire.
Pourquoi, dira-t-on, cette insistance ? Par patriotisme culturel ? Par nationalisme lyrique ? Non. C’est que, l’âge – hélas ! – venant, je me trouve aimer de plus en plus qu’on chante dans ma langue. Ce n’est pas vain esthétisme, ni exclusion culturelle. C’est que dans le secret du mot chanté se livrent des significations, des sous-entendus, des arrière-plans qu’on n’entend jamais aussi bien que dans sa langue natale. Heureux les bilingues ! Mais n’est pas bilingue celui seulement qui, comme votre serviteur, passe pour oxonien à Londres, romain à Rome, castillan à Madrid et dogon au Mali. Mon polyglottisme effréné fait l’admiration des linguistes du monde entier, certes. Il est pourtant une langue et une seule que j’entende, c’est le français. Là seulement je perçois les tiroirs, les nuances, les métaphores induites. Vain tâcheron de quelques idiolectes où je me fais comprendre, j’entends en français le frisson des siècles. Il y a une différence entre manger avec des baguettes sans salir sa cravate et faire virevolter le couteau à gigot entre ses doigts habiles tout en comptant fleurette à sa voisine.
Dans le français tel qu’on peut le chanter, c’est cet arrière-monde qui s’ouvre. C’est l’efflorescence de saveurs qu’on ne perçoit qu’immergé dans le réseau des significations et des usages. Les poissons dont depuis la surface on aperçoit la trouble silhouette ne révèlent leurs couleurs éclatantes qu’à celui qui a plongé profond. Ecouter le français tel qu’il se chante est devenu le bonheur de mes vieux jours. Grâce pour un lyricophile sénescent ! A votre bon cœur !
Sylvain Fort