Le mandat de Nicolas Joel n’en est qu’à son mitan que déjà les coulisses ministérielles ne bruissent que du nom de son successeur. C’est que le poste est fort convoité. Il ne serait pas illégitime qu’il fût convoité par celui qui l’occupe actuellement, malgré des problèmes de santé dont la presse se fait régulièrement l’écho. Mais les temps changent. Et les noms qui circulent (Lissner, Dorny et consorts) ont beau être tous fort éligibles, un doute apparaît sur la façon dont ce grand établissement devrait être géré, et peut-être à son instar les autres opéras dits nationaux.
Car il ne s’agit désormais de rien moins que gérer un argent public certes encore généreux (110 millions d’euros de subventions pour l’Opéra de Paris) mais de plus en plus rare, et dont l’usage réclame une transparence accrue. Pour le dire crûment, peut-on encore accepter, aujourd’hui, que la direction d’établissements de cette nature soit confiée par le privilège du prince à un individu qui, quoique méritant, ne devra sa nomination qu’à des motifs opaques, sans fournir au préalable aucune autre garantie que sa bonne réputation et un savoir-faire acquis dans des établissements de dimension inférieure, ou bien au mode de gestion différent ? Est-ce un type de casting que les pouvoirs publics peuvent encore décemment risquer ? Après tout, l’opéra n’intéresse pas suffisamment le plus grand nombre pour que l’on se prive d’en réformer le fonctionnement, au moins de manière expérimentale.
Que faudrait-il instituer ? D’abord, une plus grande transparence dans les candidatures. C’est-à-dire la création en vue de cette nomination d’une véritable liste de candidats, afin d’éviter les coups de Jarnac de dernière minute, les fausses listes, les jurys de complaisance. Il faudrait que cette liste soit établie non par les pouvoirs publics, mais par une commission spécialisée dont soient exclus par principe tous ceux qui pourraient avoir un intérêt quelconque à la nomination de tel ou tel candidat – ce qui exclut de fait les directeurs de théâtre, agents artistiques et autres autorités culturelles. On pourrait concevoir une commission placée sous la présidence d’un haut-fonctionnaire (Cour des Comptes, Conseil d’Etat), et regroupant des représentants des bailleurs de fonds (Bercy et mécènes privés), du personnel et, pourquoi pas, du public (émanation, par exemple, des abonnés). Cette liste serait établie sur la base d’entretiens préalables menés par des professionnels (cabinets de recrutement).
A l’appui des candidatures, un véritable projet, à la fois artistique et financier. Notamment, il serait temps que les directeurs des opéras nationaux soient choisis en fonction de leur aptitude à relayer les fonds publics par des fonds privés, et donc aussi selon leur expérience en matière de levée de fonds. Artistiquement, il importe également que les candidats soient à même de présenter au moins une ou deux saisons-type, faisant état de leurs priorités en matière de répertoire. Enfin, ils devraient se prononcer sur l’usage qu’ils comptent faire des productions existantes, du recours à des productions externes, et de leur vision en matière de nouvelles productions.
Ensuite, il est impensable que les directeurs soient choisis sur base personnelle. Diriger un opéra est aujourd’hui un travail d’équipe. Il est incompréhensible que les leviers des opéras nationaux soient confiés à des personnes – certes le plus souvent compétentes – se réclamant de la seule caution du directeur, et point soumises, elles-mêmes, à des critères stricts en termes de parcours, de savoir-faire, de projets. Il faudrait donc identifier deux ou trois postes-clefs dont les prétendants devraient pouvoir fournir la liste et qui devraient eux aussi se soumettre à une évaluation préalable. L’équipe dirigeante aurait ainsi un mandat aussi clair et déterminé que celui du directeur. En outre, cette méthode permettrait de caler les missions et de faire émerger aux côtés du directeur une ou deux personnalités ayant vocation à jouer un rôle national par la suite. Il est trop rare que les dirigeants des opéras nationaux voient devant eux s’ouvrir une véritable carrière dans ce domaine, alors que leur expérience est précieuse. Cela ne signifie pas que lesdits adjoints ne seront pas révocables par le directeur en cas de mésentente ou contre-performance : mais il faut au moins parier d’entrée de jeu sur une cohérence collégiale. De la même manière, le prétendant pourrait s’entourer d’un comité des sages, soutenant son projet et en garantissant la bonne fin – composé d’artistes, de personnalités qualifiées, etc. – et n’ayant pas vocation à se substituer au Conseil d’administration.
On a envie de conclure par une volée de gros mots : gestion, business plan, fund raising, objectifs commerciaux, comité d’évaluation… Où est l’art là-dedans ? Il ne disparaît pas, mais devient l’objet d’un assentiment collectif. Fini, le règne du directeur d’opéra programmant ce qui lui plaît avec qui il lui plaît, sans rendre de comptes et tenant la maison en otage pendant la durée de son mandat. La gestion doit être le fait d’une équipe, la politique artistique aussi.
Il faut en finir avec le mythe de l’homme providentiel sortant tout armé du front des ministres de la Culture successifs. Il faut passer un concours pour être deuxième basse dans les Chœurs : pourquoi le directeur de la maison serait-il nommé seulement sur sa réputation et sa bonne foi ? Introduisons cette logique de concurrence, de projets et de jeu collectif dans la nomination des directeurs d’opéra. Et commençons par l’Opéra de Paris. Gageons qu’aucun grand professionnel ne s’offusquera d’être nommé de manière professionnelle.
Sylvain Fort