Pro Bellini
par Sylvain Fort
La floraison – toute relative – de productions belliniennes à Paris en ce début d’année 2010 a donné lieu aux commentaires les plus divertissants. Nous nous
abstiendrons de toute revue de presse, exercice fastidieux et souvent vain. Retenons toutefois l’unanimité des critiques à vitupérer ou moquer la vacuité de l’intrigue de Sonnambula. Il ne fut pas jusqu’à Natalie Dessay à clamer son dédain pour le livret d’une œuvre rachetée par sa musique seulement. La musique, justement. Un mien ami fort versé en musique m’avouait son incompréhension de l’admiration portée aux flonflons de Norma. Un autre me confia son ennui. Un autre enfin me déclara tout son désespoir à l’idée de supporter la même semaine Norma et Sonnambula, un supplice dont il n’avait pas prévu la cruauté au moment de réserver ses places. Songeons enfin à toutes ces recensions qui ne surent dire que du mal ou n’afficher que de prudentes réserves (exceptons notre ami Christian Peter qui dans ces colonnes signa des lignes d’une infrangible justesse). Il faut peut-être poser alors la question qui, adolescent, nous lancinait lorsque nous envisagions la médiocrité de la vie et la méchanceté des hommes : pourquoi tant de haine ? Car enfin, qu’on sache, le livret de l’adulé Fidelio n’est pas sans ridicules, qui par surcroît ont le front d’être prétentieux. Et nous savons, lyricomanes patentés, qu’établir un catalogue des livrets grotesques reviendrait à recenser tous les opéras depuis leur création. Il n’est pas même jusqu’à Wozzeck dont le fond de l’intrigue ne soit un rien bébête – on croirait la version expressionniste aux joues creuses de La Jalousie du Barbouillé. Heureusement, nous dit-on, la musique – non, pas la musique, certains airs – non pas certains airs mais certains passages de certains airs respirent un bon aloi chantant dont, ma foi, on a le droit de se délecter bien un peu. Mais le reste, tout de pauvreté harmonique et de facilités, est bon à jeter, répondent les plus sévères. Et pourtant, sincèrement, je ne sache pas un compositeur dont la mélodie fasse entendre à ce point ce que peuvent être les sortilèges de la musique. Pas un compositeur qui ait à ce point aimé la voix, d’un amour charnel, avec une sensualité aussi ardente. Je ne connais guère de compositeurs capables avec une telle apparence de désinvolture de faire surgir la grâce, de trouver au cœur d’un motif un tel comble de fine élégance. Mozart seul, peut-être, y parvient, mais avec quelque chose de plus défini dans le trait, de moins flottant, de moins subjuguant. Certains traits mélodiques de l’orchestre de Sonnambula auraient donné à Beethoven de quoi écrire trente sonates ou quinze symphonies. Bellini, lui, esquisse le thème et dédaigne de le développer. Il laisse cela aux laborieux, aux teutons, aux lourds. Il préfère, aussitôt, et dans un même geste, moduler une autre phrase, offrir un autre thème. Ainsi fleurit pour nous une somme inouïe de trouvailles, toutes en crayonné, faites comme en passant, avec une suprême nonchalance, l’air de rien, léger et impalpable, comme un dessin de Fragonard. A l’oreille ouverte et défaite des préjugés du criticastre est offert pour rien un festin qui ne pèse pas ; comme les dieux grecs se régalaient de la fumée des mets à eux dédiés, nous humons la mélodie de Bellini et en tirons un bonheur net, sans amertume, sans mélancolie, sans digestion longue. A la fin, sortant du théâtre, chacun chantonne l’air qu’il aura retenu, et sourit aux étoiles. Seul le critique amer rentre chez lui assassiner l’innocence et trucider la suavité, car nous autres critiques adorons le génie casqué et la folie harnachée, mais nous haïssons le talent ingénu et l’infinie douceur qu’inspirent les muses parfumées.