Incidemment, j’ai appris l’autre jour que Jules Massenet (1842-1912) détestait que l’on reproduisît son prénom sur ses partitions. Cela pouvait le mettre dans des colères terribles. Massenet n’aimait pas Jules, mais aimons-nous Massenet ? La récente production de l’Opéra de Paris, supposée en cette année de centenaire marquer les esprits, aura fait non pas seulement pschitt, mais flop et même badaboum. Côté disques, il faut compter avec un « Don Quichotte » par Valery Gergiev (Mariinsky), avec un récital d’air d’opéras par Nathalie Manfrino (Decca), avec un recueil de mélodies par Sabine Revault d’Allones (Timpani) et puis… et puis pas grand’ chose ma foi. Côté scènes, Saint-Etienne, Bruxelles, et même Salzbourg font un effort, après « Le Cid » marseillais. Chez Actes Sud-Classica, Jacques Bonnaure a livré une belle biographie. Mais les autres ? Le désert d’Athanaël est plus peuplé… C’est que, voyez-vous, je soupçonne profondément que nous autres Français n’aimons guère Massenet. Avec ses menuets et ses froufrous, ses petites femmes et son tragique vermoulu, il nous rappelle ce que nous détestons en nous : notre légèreté, notre affectation, la superficialité de nos émotions, la grandiloquence de notre rhétorique. Et puis, Massenet était odieusement mondain, salonnard, il aimait briller en société, être décoré, reconnu, fêté. Il organisa de son vivant sa postérité, et tenta inlassablement d’éliminer ses rivaux. Tout cela sur fond de médiocrité bourgeoise, avec bobonne et les gosses. Massenet avait un côté province et un parfum de boulevard. Il ne sait ni vraiment faire rire, ni vraiment faire pleurer. Et il nourrissait pour ses chanteuses un goût suspect, à la fois possessif et chaste. Massenet, c’est un peu nous, Français, qui nous aimons si peu. Il a toutes nos faiblesses, et manque de grandeur. Il a un talent fou, mais pas de génie. Il a beaucoup écrit, mais peu laissé. Il était aimable et sociable. Ne mit jamais les pieds dans un bagne, ni dans un asile de fous. Il n’a pas tenté de se suicider, ni d’occire ses enfants. Ah, comme nous préférons à tout cela les déchirements de l’âme russe, les trésors germaniques, les palpitations slaves, le miracle italien ! C’est tellement moins popote, tellement moins facile ! C’est profond et noble, cela vous attrape et ne vous lâche plus. Evidemment, cela ne nous empêche pas de goûter ses trouvailles mélodiques, ses grands airs, quelques-unes de ses scènes les plus réussies. En revanche, cela nous empêche de le connaître mieux. Massenet, connais pas. Connaissez-vous Ariane ? Roma ? Amadis ? Manfred ? Connaissez-vous plus qu’un bouquet de mélodies ? Connaissez-vous ces merveilles qui ont nom « Poème d’avril » ? « Les yeux clos » ? et tant d’autres, oubliées… Ce que les années nous ont livré de Massenet nous a entretenus dans une familiarité ignorante. Nous nous flattons de le connaître et de le goûter, mais nous savons de lui ce que l’on savait de Mozart en 1830, de Schubert en 1920, de Lully en 1960. L’année Massenet, voyez-vous, aurait dû être celle d’un large et systématique apprentissage de cette musique, de ce style, de ce temps que nous croyons connaître et que nous dédaignons un peu. A Forum Opéra, nous avons fait notre devoir grâce à l’ami Laurent Bury. D’autres ont pris leur courage à deux mains. Mais au total, quelle commémoration pâle et décevante ! Quelle mobilisation limitée et imparfaite ! Quel remède apporter à cette situation déplorable ? Je n’en sais rien. Appelons-en aux artisans de la musique, chefs, chanteurs, producteurs. Ressuscitez-nous tout cela, rendez-nous plus savants, instruisez-nous, emportez-nous. C’est votre métier après tout ! Sans votre aide, nous sommes condamnés à la crasse ignorance des illettrés. Vous plaît-il de nous entretenir dans l’inculture et l’ingratitude ? Je ne puis le croire une seconde. Ou alors c’est que vous nous y tenez compagnie.