Dans un petit ouvrage intitulé « Si tant est que l’opéra soit du théâtre », Patrice Chéreau livrait il y a vingt ans ses notes de mise en scène pour Lulu, comparant les interprétations possibles de l’opéra avec celles que semblait permettre Wedekind. La disparité entre le théâtre et l’opéra, leurs mystérieuses confluences, les interstices où se niche l’herméneutique et où naît la dramaturgie sont au cœur de ce livre.
Personne, cela va de soi, ne voit dans l’opéra du théâtre au sens moderne du terme. Il y a dans l’artefact lyrique des règles et des contraintes qui l’éloignent des audaces dramaturgiques qui plaisent aux modernes, et qui brident l’expression individuelle des chanteurs, les privant des moyens du comédien au profit d’expédients moins rusés. L’opéra est une œuvre close sur soi, et les coups de force tentés par les meilleurs metteurs en scène contemporains ont le plus souvent déchiré la texture même des œuvres au prétexte d’en exprimer les ressources. Sur ce sujet, on le sait, il y a beaucoup à dire. L’année Wagner-Verdi devrait, à mon sens, être l’occasion de faire un point sur la pratique dramaturgique à l’opéra, puisque aussi bien les deux compositeurs sont souvent au cœur des tentatives de rapprochement entre les libertés du théâtre et les conventions de l’opéra, comme on le vit récemment encore avec La Traviata scatophile d’Andrea Breth à La Monnaie de Bruxelles.
Plus surprenante peut-être est le persistant déclassement de l’opéra dans les hiérarchies musicales. L’amateur d’art lyrique ne laisse pas de rencontrer d’admirables mélomanes, sachant tout du piano, de la symphonie et de la musique de chambre, mais avouant sans ambages leur parfaite ignorance de l’opéra. C’est ainsi que Bruno Le Maire, dans la récente interview donnée à notre site, faisait état d’une fascination presque monomaniaque pour certaines grandes œuvres du patrimoine musical, mais reconnaissait avoir laissé totalement sur le seuil de sa demeure mentale les œuvres du répertoire lyrique.
Bien que les goûts ne se discutent pas, il est impossible de ne pas voir dans cette mise à part du genre lyrique une forme de doute esthétique foncier. Il n’est ainsi pas rare que la musique privée de chanteurs, de voix, de théâtre, soit dite « musique pure ». Par opposition, l’opéra est un affolant barnum convoquant tous les registres en un empilement ostentatoire, sans toutefois rendre justice à aucune des mécaniques esthétiques qu’il convoque. C’est du moins ce que dit une certaine doxa, et qu’adoube une forme d’élitisme éclairé. La figure historique de la diva malmenant compositeurs, chefs d’orchestre et partitions, n’est pas pour rien dans ce dévoiement de formes qu’on prête à l’opéra. L’accent mis sur le théâtre – avec les inaboutissements qu’on a dits – détourne les adeptes d’un décryptage musical dépouillé de tout entour spectaculaire.
Et pourtant, un phénomène étrange se produit. Décidément arraché à ses conventions de théâtre anciennes, débarrassé aussi de plus en plus des prestiges symboliques du diva ou du divo, confié à des professionnels qui ne voient plus dans l’opéra la matière d’une gloire mondiale s’accommodant de facilités mais la poursuite d’un travail qui simplement soit bien fait, l’art lyrique se détache progressivement de tout ce qui, faisant son rayonnement et sa séduction, lui associait aussi beaucoup de pacotille et de faux lustre. Nous sommes entrés non dans l’ère d’un opéra qui fût aussi proche que possible du théâtre, mais d’un opéra se rapprochant toujours plus de cette musique « pure ». A qui prête l’oreille apparaît toujours plus clairement que le travail orchestral et le travail vocal sont devenus presque plus importants que le travail théâtral. Le niveau de préparation des orchestres et la préparation vocale et musicale des chanteurs ont évolué drastiquement. Il n’est plus d’artiste lyrique qui fera l’économie de la moindre nuance voulue par le compositeur. Il n’est plus de chef qui ne saura le lui rappeler. Nos chanteurs aujourd’hui ont tous connu la révolution du disque qui, ôtant de dessous nos yeux le carton-pâte, a cultivé notre attention à d’autres vérités de l’œuvre, et d’abord à sa substance musicale. La formation des chanteurs a hissé au même rang la technique vocale et la maîtrise de la musique, des langues, de l’histoire musicale. Le répertoire même a connu une expansion moins dictée par les aspirations des interprètes que par la curiosité des historiens et des musicologues, devenus maîtres à penser et à interpréter de générations d’artistes. Le langage musical a retrouvé la prééminence qui lui revient sur toutes les fabrications, les artifices ou les prestiges douteux qui s’étaient entassés avec le temps. Inlassables militants de cette vérité musicale, austères artisans d’une musique qui transcendât les tristes limites de ce qui en leur temps frappait la pratique lyrique, Verdi et Wagner peuvent reposer en paix.