Qu’on nous fasse grâce des chronologies universitaires qui font remonter à la Renaissance l’apparition de l’opéra. La vérité, c’est que l’opéra est né avant-hier. Certes, de superbes théâtres à l’italienne ont popularisé l’image d’un genre confit dans les pourpres et les ors d’un passé révolu. Mais dans combien de villes du monde exactement trouve-t-on de tels théâtres ? La grande salle due à un architecte contemporain est devenue la norme.
De même, depuis quand peut-on apprécier dans la fosse un orchestre professionnel, dirigé par un chef supposé maîtriser supérieurement sa partition et en imposer sa lecture ? A peu près depuis le deuxième tiers du vingtième siècle. Et ce soin apporté au texte voulu par le compositeur, aux dépens des interpolations et des airs de substitution, l’effort de chanter chaque opéra dans sa langue originelle, et celui non moins grand de donner aux personnages la vie scénique qu’ils requièrent – depuis quand est-ce devenu le minimum syndical attendu d’un chanteur d’opéra ? Allons, depuis un demi-siècle. Les plus anciens se souviennent de ces représentations de Tosca en français avec le ténor chantant sa partie en italien. Et les œuvres ? Ah certes, il y eut le glorieux dix-neuvième siècle et ses myriades d’œuvres dont la plupart ont sombré dans l’oubli. Il y eut, on le redécouvre, la profusion des temps baroques ou classiques dont chaque exhumation a le don de plonger dans la léthargie les trois quarts des salles, qui comprennent soudain pourquoi seuls quelques œuvres de quelques compositeurs avaient survécu à l’outrage des temps et supplient qu’on referme les malles du grenier. Mais enfin, à regarder la programmation des maisons d’opéra à travers le monde, le dix-neuvième siècle tardif, le vingtième et le vingt-et-unième sont la source majeure de nos ébaudissements. Et qu’on ne nous parle pas des glorieux gosiers des temps passés : qu’on le veuille ou non, rares furent les époques où se trouvèrent, comme aujourd’hui, tant de voix préparées, linguistiquement et musicalement, tant d’artistes servant les œuvres avec respect et intelligence. On a perdu, au passage, quelques phénomènes atypiques, c’est certain. Mais quelle carrière ferait aujourd’hui un Tony Poncet ? Car il est de fait que le public lui-même a affiné son écoute, parfait sa culture.
Pendant des années, on nous répéta que l’opéra était un genre mort, dépassé. Quelques années de recul permettent de comprendre que c’était là l’antienne de petits marquis habillant de dogmes desséchés leur stérilité créatrice et leur simple incapacité à intéresser un public un peu plus large que le cercle des vingt-cinq geeks abonnés aux rave parties de l’ircam. Oui, l’opéra est né avant-hier et il est absolument de notre temps. Menacé par le terrorisme intellectuel des puritains de la dissonance, le voici cependant menacé à présent par le conformisme le plus pesant. Conformisme des mises en scène, on le sait. Conformisme, aussi, des programmations. Mais conformisme, plus que tout, d’une partie du public et de la critique qui n’admet du répertoire énorme de l’opéra que quelques franges fréquentables, excluant de vastes pans de la création. Or l’opéra est trop jeune pour que déjà on le guinde dans les normes étroites du goût établi. Il est trop vivant pour s’enfermer dans les limites d’un canon. Or voici : l’opéra, si l’on n’y prend garde, est en train de devenir un musée où ne se rencontrent plus que des œuvres consacrées et célébrées, et où l’extension du périmètre passe par le bon vieux concept muséal de la rétrospective, bannissant la nouveauté au profit de l’inventaire. Je sais bien que l’on peut trouver de quoi se réjouir à voir programmer une énième tragédie lyrique, mais c’est là bonheur d’esthète ou de taxidermiste. Ce n’est pas que nous soyons fétichistes du contemporain ni assoiffés de neuf : mais n’avez-vous jamais éprouvé, devant les programmations d’opéra, le sentiment étrange du déjà-vu ? Une légère oppression ? Un début d’indifférence ? Un rien de déception ? Hé bien, le risque est que nos plaisirs à l’opéra ne soient plus que plaisirs d’esthètes et que tout ce qui rend ce genre nécessaire, salutaire, tout ce qui fait que ce genre peut altérer le monde où nous vivons, que tout cela ne s’étiole sous les coups de boutoir du conformisme du goût et de la bonne conscience – autrement dit, que l’opéra ne devienne subrepticement un élément parmi d’autre de cette horrible et délétère notion qu’on appelle « culture ».
Sylvain Fort