En 1914, voulant résumer l’état superlatif de préparation de l’armée française, le général (futur maréchal) Joffre déclara : « Il ne manque pas un seul bouton de guêtre ». Rétrospectivement, la formule paraît surtout révéler une certaine inconscience de l’évolution de l’art de la guerre, puisque cette armée superbement guêtrée allait néanmoins s’avérer incapable de parvenir à la victoire rapide espérée.
Depuis la formule a été reprise par la critique, pour souligner le soin apporté à la réalisation de certains spectacles. Pour autant, les représentations d’opéra où « il ne manque pas un bouton de guêtre » sont-elles plus victorieuses que l’armée française en 1914 ? Même si l’écueil de la surcharge décorative est évité, le plaisir des yeux n’est pas tout, l’esprit réclame aussi sa part. Quant au souci du détail, le costume de scène est fait pour être vu de loin, sous un éclairage de théâtre, et sa magie n’est pas censée opérer dans les conditions qui sont celles du cinéma, par exemple.
Costume « d’époque » – celle de l’intrigue ou celle du compositeur – contre costume d’aujourd’hui ou d’après-demain, le combat fait rage, alors même que certains spectacles (le Saul monté par Barrie Kosky, par exemple) prouvent qu’on peut faire du théâtre moderne en costumes historiques, d’autres montrant qu’il ne suffit pas que les habits soient modernes pour que la démarche soit neuve.
Oublions les déclarations à l’emporte-pièce selon lesquelles c’en serait fait des guêtres, les baskets devenant seules admises sur les scènes d’opéra. Evitons de vouer d’avance aux gémonies la nouvelle production de Manon à l’Opéra de Paris : si le spectacle monté par Vincent Huguet se déroule au temps des haut-de-forme, il ne scandalisera personne ; s’il se déroule aujourd’hui, il ranimera simplement la guerre entre partisans des costumes anciens et défenseurs du costume moderne ou « non-costume ».
Peu de spectateurs s’offusquent de voir habits à la française et robes à paniers se substituer aux toges romaines lors d’une représentation du Jules César de Haendel, mais le remplacement par des treillis ou des tenues de cosmonaute est en revanche contesté par toute une partie du public. L’exigence de stricte fidélité au livret n’explique pas tout : si les costumes d’autrefois sont désirés, c’est aussi parce qu’ils peuvent dépayser, flatter l’œil et charmer l’imagination, alors que les costumes d’aujourd’hui, par définition, nous renvoient à notre quotidien et nous refusent cette dose de rêve qu’on peut aller, entre autres choses, chercher à l’opéra.
Reste à savoir qui exige les guêtres entièrement boutonnées : le néophyte qui en a besoin pour aborder une œuvre inconnue ? le spectateur aguerri qui tient à pouvoir compter autant de boutons que dans les productions antérieures d’un opéra déjà vu maintes fois ? Dans un monde idéal, le mélomane éclairé devrait pouvoir accepter une offre diversifiée, et goûter l’alternance des spectacles avec ou sans guêtres. Par ailleurs, les œuvres qui ont traversé les siècles exercent-elles moins leur fascination si tous les boutons n’y sont pas ? C’est faire bien peu confiance à la musique. Changer le dessin d’un bouton, est-ce donc aussi grave ?