Aviez-vous remarqué comme l’art lyrique est affaire de voyage ? Je ne parle pas des œuvres elles-mêmes, qui nous entraînent dans les contrées les plus exotiques, les pays les plus improbables, les régions les moins attendues – de l’Olympe au Walhalla, du Far West à la cour de Gustav III, du fond des mers où l’on pêche les perles aux montagnes où l’on transfixe les pommes. Je parle, plus prosaïquement, du festival permanent de valises qui caractérise le monde de l’opéra. Si l’on mettait bout à bout les miles gagnés par tous ceux qui contribuent à faire du monde lyrique ce qu’il est, les voyageurs et représentants de commerce de tout l’univers apparaîtraient comme de piteux piétons. Si je vous dis Glyndebourne, Bayreuth, Salzbourg, Milan, Berlin, New York, vous lyricomanes, ne voyez-vous pas se dessiner dans vos esprits malades la cartographie idéale de votre passion première ? Ah, qui d’entre nous n’a pas désiré de sauter dans un avion ou un bateau pour aller écouter à l’autre bout du globe la chanteuse dont nous doutons qu’elle chantera jamais près de chez nous le rôle dans lequel nous la rêvons ? Qui n’a point cassé sa tirelire pour, train de nuit à la clef, aller écouter dans quelque théâtre lointain un opéra rare, une résurrection rêvée, des interprètes en fin de course offrant leurs ultimes feux ? Nous, lyricomanes, nous connûmes l’errance, les cars puants nous portant vers nos paradis terrestres, les soirées solitaires dans des bourgades étrangères à traîner dans des rades louches en attendant le lever de rideau, ou bien à quêter l’estomac creux après les quatre heures de spectacle de quoi nous sustenter et à nous nourrir d’un brouet infâme arraché aux arrière-cuisines d’un bar presque fermé. Nous connûmes les sociabilités de passage avec de vieilles dames qui avaient entendu Lotte Lehmann, les conversations improvisées avec des illuminés lyriques dont nous nous faisions vergogne parfois de partager les tics, les échanges étranges avec des nostalgiques du Troisième Reich connaissant Parsifal par cœur et murmurant Nein ! lasst ihn untenthüllt en roulant des yeux, les coupables accointances avec d’impossibles beaufs sachant tout de Bellini. Nous avons battu le pavé de New York pour apercevoir Nina Stemme, attendu sous la neige viennoise pour entrevoir Netrebko, nous avons pris notre mal en patience à Madrid le temps que Domingo signe tous les autographes. A Londres comme à Naples, à Santa Fé et à Chicago, à Tokyo et à Sidney, nous sommes là ; nos billets ont été bookés trois mois à l’avance ; la chambre de dernière catégorie dans l’auberge la plus crasseuse a été réservée avec force dessous de table ; la place a été conquise au marché noir : mais nous sommes là. Et si ce n’est pas nous, c’est quelqu’un comme nous. Comme les artistes, nous connaissons les affres des chambres solitaires, l’angoisse du lever de rideau et la presse des aéroports. Notre sac est toujours prêt, notre calendrier fixé, nos engagements pris. Il y a là un enseignement pour les directeurs de théâtre : la prochaine fois qu’une Butterfly, un Manrico, un Rigoletto vous font défaut en dernière minute, ne le cherchez pas si loin, épargnez-vous les angoisses du pied levé : le remplaçant est là, dans les rangs de ceux qui, les yeux cernés, viennent de loin ; et s’ils ne savent pas chanter, ils possèdent quelque chose qui, hélas, n’anime pas toujours les professionnels : une science intransigeante et une passion contagieuse.
Sylvain Fort