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We don’t need another hero !

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Edito
7 septembre 2018
We don’t need another hero !

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Adolescent, j’ai parfois éprouvé une fierté puérile quand, me rendant à l’opéra, je me trouvais être le spectateur le plus jeune de l’assistance. La trentaine s’approchant sans pitié, je constate aujourd’hui que les salles d’opéra devraient être pleines d’un public dont elles sont vides : les enfants. Des petites filles qui veulent être des princesses, des petits garçons qui veulent être des chevaliers, et vice-versa, des ados qui aiment se faire peur devant des histoires glauques ou frissonner en incorporant les drames intimes qu’ils voient sur scène aux tourments qu’ils vivent dans la chair de leur âge tendre, et même des très jeunes qui veulent juste rigoler. Papageno est un clown, mieux chantant et moins pervers. La Reine de la Nuit est une méchante de conte de fées. Pappataci Mustafa, un personnage d’Aladin. Violetta, une idéaliste égarée dans un monde de cyniques, bien plus profonde, mais pas moins immédiatement touchante, qu’une héroïne de sitcom. Et que dire de Tristan ou de Parsifal, sinon que tous les enfants rêvent, un jour ou l’autre, de traverser comme eux d’immenses épreuves en leur présentant un front haut et fier ? 

Alors ces enfants, pourquoi ne viennent-ils pas ? Parce que les œuvres sont en langue étrangère ? Pas plus que les séries dans lesquelles les pré-adolescents piochent toutes les expressions idiomatiques qui leur permettront de s’en sortir honorablement quand un jour ils s’égareront dans East Los Angeles. Parce qu’elles sont longues ? Ecouter le Ring prend toujours moins de temps que lire Harry Potter ou le Seigneur des Anneaux ! Parce qu’elles sont complexes ? On sait pourtant bien que les matières exigeantes peuvent, indifféremment, appâter de jeunes louveteaux et effrayer les vieux briscards.

Est-ce qu’ils ne viennent pas parce que c’est cher ? Bien entendu, encore que la politique tarifaire et les « soirées spéciales » de l’Opéra de Paris laissent entendre qu’on est jeune jusqu’à 40 ans, ce qui est tout à la fois flatteur pour l’ego et inquiétant pour le renouvellement du public. 

Plus simplement, est-ce qu’ils ne viennent pas parce qu’on ne veut pas les y voir ? Lentement mais sûrement, l’opéra s’est défait de ce qu’il pouvait avoir de fabuleux et de grandiose, pour devenir son propre critique. Le Ring de notre adolescence était une fantastique épopée, remplie de créatures imaginaires, de héros sublimes, de méchants abominables, de sortilèges et de malédictions ; on en souligne désormais la dimension anticapitaliste, la clairvoyance politique. Aïda était un idéal-type de conte exotique, avec les pyramides, les pierres précieuses, les éléphants et les erreurs historiques qui vont avec ; on en tire des réflexions sur l’horreur de la guerre et la condition d’esclave. Carmen exhalait un parfum de stupre et de tabac froid ; elle a arrêté de fumer et suscite maints commentaires sur les violences faites aux femmes. Tout cela nous montre ce que John Steinbeck, décrivait, dans A l’Est d’Eden, comme « le chaos terrifiant » qui surgit dans la vie de l’enfant quand celui-ci, « pour la première fois, voit les adultes comme ils sont » : « les idoles tombent et la sécurité n’est plus ». Ce monde de l’enfance, ce monde d’avant la chute des idoles, nous ne le trouvons plus sur les scènes d’opéra. 

Le mouvement ne date pas d’hier, mais deux exemples actuels lui donnent encore un tour de manivelle : le récent Lohengrin monté à Bayreuth fait du personnage éponyme un tortionnaire doublé d’un impuissant, qui soumet Elsa sans apporter à son peuple la lumière qu’il lui promettait. A Bruxelles, où il monte ces jours-ci une Flûte Enchantée très attendue, le brillant Romeo Castellucci confiait au micro de notre ami Camille De Rijck, sur Musiq’3, son intention de dévoiler la face noire de Sarastro, sorte de roi-philosophe Platonicien voulant imposer à la cité, pour le meilleur et pour le pire, une vérité et une sagesse qu’il est le seul à percevoir. 

Redisons ici qu’indépendamment des résultats, forcément inégaux, ces essais sont bons : ils ne trahissent pas les œuvres, mais célèbrent au contraire leur incroyable richesse, en nous disant qu’il y a mille façons de les voir et de les entendre. Ils excitent aussi l’imagination et secouent les habitudes d’un public qui a bien le droit à un peu de nouveauté, quand il assiste à sa trentième Tosca ou à son vingtième Barbier de Séville. Cependant, et en dépit de leurs innombrables différences (de propos, de styles, d’esthétiques, de pertinence et tout simplement de qualité), ces spectacles se rejoignent souvent sur un point : ils déboulonnent les statues, ils ramènent les héros à une dimension humaine. Humaines et fragiles, plutôt que mythiques et furieuses, les Elektra et Clytemnestre selon Chéreau ; un adolescent déséquilibré, le Lohengrin de Claus Guth ; un velléitaire intolérant, celui de Yuval Sharon ; une victime du racisme, le Falstaff de Wernicke ; un cadre supérieur névrotique, le Don Giovanni de Haneke… Peut-être que Strauss, Wagner, Verdi et Mozart ne le soupçonnaient pas eux-mêmes, et peut-être qu’ils s’en indigneraient aujourd’hui : leurs héros sont de gros blondinets maladroits, leurs sages, des raseurs pontifiants, leurs séducteurs, des impuissants. Nous sommes entrés, au moins depuis le Ring de Chéreau, dans l’ère du désenchantement de l’opéra. 

Encore ce désenchantement de l’opéra est-il survenu bien après le Désenchantement du monde que Max Weber voyait, dès la fin de la Première Guerre Mondiale, s’étendre sur les sociétés marquées par les progrès de la science et le recul des croyances religieuses. La condition de l’homme moderne implique de se méfier de sa propre propension à croire et à s’émerveiller. Tina Turner l’avait compris mieux que quiconque, qui chantait en plein milieu des années 1980 (décennie moderne s’il en fut) « We don’t need another hero ». Mélomanes majeurs et avertis, nous ne nous laissons plus berner par nos vieilles idoles, ces personnages d’opéra dont nous avons appris à cerner toute l’ambivalence. Nous avons le droit d’en tirer quelque fierté. Mais en nous souvenant, avec Schopenhauer, que « tout enfant est un génie, et tout génie un enfant », nous pouvons aussi regretter cette part d’idéal, d’héroïsme au premier degré et de pureté inaltérable consubstantielle aux rêves de l’enfance, qui flétrit si vite à l’âge adulte et que Mozart, Verdi, Wagner ou Strauss avaient su préserver. L’heure de la rentrée a sonné : en retrouvant les chemins de l’école, du travail et des salles d’opéra, réapprenons à chercher, avec nos yeux d’adultes, la part d’enfance de nos vieilles idoles !

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