À Bordeaux, Violetta pour trois représentations, la soprano kosovare Elbenita Kajtazi remporte un succès unanime auprès d’un public enthousiaste qui vient de découvrir dans Traviata une grande chanteuse sans se douter que son parcours de vie est incroyable. Elle s’est confiée à nous.
Tout petite, pendant l’horrible guerre que traversait le Kosovo, j’ai commencé à chanter pour échapper à la réalité dans laquelle je vivais. J’avais 8-9 ans. Je chantais dans ma tête pour vivre autre chose, être heureuse et essayer de retrouver l’enfance perdue. Quand la guerre fut finie, mon père m’a demandé si je voulais vraiment aller à l’école de musique et j’ai dit tout de suite oui. À ce moment là, je ne connaissais rien de l’opéra. Je ne pouvais rien apprendre car j’ai grandi pendant une période très difficile et dans la pauvreté. À la fin de la guerre, notre priorité a été surtout la reconstruction de notre pays d’un point de vue économique. Il fallait aussi réapprendre à vivre. Quand je suis entrée à l’école de musique de Prishtina, ma voix avait commencé à changer. Je n’avais jamais entendu un air d’opéra. Le premier enregistrement écouté fut celui d’un extrait de la fin de l’acte II de Traviata interprété par la Callas, « Amami Alfredo ». Je me suis mise à pleurer sans trop savoir pourquoi. Mon apprentissage à l’art lyrique s’est développé au fur et à mesure que je découvrais le monde de l’opéra. Cette période d’initiation a été passionnante. J’ai commencé enfin à réaliser mes rêves.
Sur une scène non adaptée aux productions lyriques, devant un public clairsemé et masqué avec des distanciations scéniques marquées entre les artistes, comment fait-on pour nous faire croire qu’un amour s’installe entre Violetta et Alfredo sans la gestuelle habituelle. Cela vous a-t-il gênée pour camper votre personnage ?
Ce n’est pas facile de jouer dans ce genre de circonstances, c’est assez spécial. Il faut juste suivre la musique et apporter les émotions en appuyant beaucoup plus sur les traits du rôle. Pour être honnête, je me suis sentie à l’aise dans cette production. Pierre Rambert, le metteur en scène, a été très clair dans ses directives. Je me suis vraiment connectée au personnage de Violetta en essayant d’être toujours elle. Oui j’ai eu des moments où j’avais besoin de toucher Alfredo et de le sentir, mais j’ai juste laissé mon cœur chanter en exprimant les sentiments avec mon langage corporel et mes yeux. J’espère que le public l’a ressenti.
Vous avez déjà chanté Violetta sur la scène de l’Opéra d’Essen où vous étiez en troupe. Toutes les chanteuses souhaitent un jour l’aborder. Faisait-il partie déjà de vos rôles fétiches ?
C’est vrai, j’ai chanté Violetta à Essen en 2018 pour la première fois, même si avec le recul, je pense que je n’étais pas prête. Quand je dis pas prête je veux dire émotionnellement. Ce que vit Violetta est très difficile à accepter car tout est si réel. En chantant ce rôle, je ressentais sa douleur dans mon corps et dans mon cœur. À Essen je n’étais pas encore capable de gérer toute cette émotion en la combinant avec ma voix. À Bordeaux, le rôle a grandi en moi si bien que j’ai pu mieux l’appréhender en prenant de la distance avec le personnage. Violetta a toujours été mon rêve. J’espère vraiment pouvoir chanter ce rôle encore très souvent.
Dans la lignée de cette grande sensibilité de chanteuse et comédienne que vous avez su montrer dans Violetta, on vous imagine aisément dans les héroïnes pucciniennes, Butterfly, Mimi, Liù… Ces héroïnes vous attirent-elles ou bien vos goûts profonds penchent-ils vers un autre répertoire ?
J’adore Puccini. J’ai déjà chanté Liù, rôle que que je vais à nouveau interpréter à Hambourg. Dans ce même théâtre, j’ai hâte de débuter dans Mimi, un rôle merveilleux. Je pense que les héroïnes de Puccini sont le rêve de toutes les sopranos. J’imagine bien sûr un jour chanter Butterfly. Je suis aussi une très grande admiratrice des opéras de Mozart. Après Suzanna et Pamina, il me tarde de chanter Donna Anna et la Comtesse ainsi que beaucoup d’autres rôles de Mozart, musicien que j’aime vraiment.
Face à la situation actuelle liée à la pandémie, de très nombreux chanteurs se retrouvent en situation assez catastrophique. Comment voyez-vous cette situation évoluer dans le monde lyrique et que pensez-vous de l’option de certaines maisons d’opéra, qui plutôt que d’ouvrir leur salle, optent pour des diffusions en streaming (ou autres) de spectacles sans public ?
C’est une situation très dévastatrice et je ressens vraiment de la peine pour tous mes collègues. J’ai eu beaucoup de chance d’être engagée au Staatsoper de Hambourg. Pendant toute cette période nous avons été soutenus tout le temps moralement et financièrement. Ils ont également repris les représentations avec d’autres dates, comme pratiquement dans tous les théâtres d’Allemagne. Je ne suis pas d’accord avec les Maisons d’opéras qui ferment leurs portes, je ne suis pas non plus d’accord pour laisser la culture continuer uniquement à la télévision et en streaming en ligne, nous devrions tous continuer, avec toutes les règles sanitaires, mais surtout pas nous arrêter. La culture et la musique ont vécu à travers les guerres, elles doivent survivre aussi à ces horribles crises. Nous sommes forts et nous devrions tous ensemble lutter pour ramener la culture. Si tout le monde fait un effort, elle retrouvera sa place.
Avec Violetta vous avez séduit le public bordelais, peut-on connaître les chanceux qui vont pouvoir vous applaudir dans les prochains mois sur une scène française ou internationale ?
Chanter à Bordeaux est un rêve devenu réalité avec des retours incroyables et un accomplissement spirituel que je ne peux pas expliquer avec des mots. Je n’ai pas d’autres contrats pour le moment en France mais je suis très optimiste et espère avoir la chance de revenir et de chanter à nouveau dans ce magnifique et incroyable pays.
Propos recueillis en septembre 2020, traduits de l’anglais