Nous inaugurons une série consacrée aux grandes voix d’autrefois par un entretien avec Elisabeth Schwarzkopf élaboré sur la base de notes prises lors d’une série de rencontres effectuées chez l’artiste durant l’hiver 2002-2003.
Je dois vous avouer que je ne sais trop par où commencer ! Vous avez une telle carrière, et vous représentez tant de choses…
Eh bien commencez alors par me suivre au jardin ; je dois m’occuper des fleurs et je crains qu’il ne se mette à pleuvoir…
Vous vous êtes mise au jardinage ?
Oui, ça m’occupe. Je trouve incroyable la façon dont les plantes jaillissent, évoluent, se déploient. Elles n’ont pas besoin de nous pour vivre, mais un peu de soin ne gêne pas.
Un peu comme en art, finalement : un peu de soin quotidien pour mieux développer les potentialités.
Vous avez une façon de tourner les choses assez surprenante… Chez nous, c’est bien simple : à l’état naturel, il n’y aurait pas d’art. Je vais encore passer pour une réactionnaire, mais je pense que c’est par un long et patient effort qu’on parvient à dompter la matière, que ce soit en peinture, en sculpture, en musique. Et pour les interprètes, c’est pire encore : travailler tout le temps, sans relâche.
Justement, c’est parfois ce travail que certains de vos détracteurs vous reprochent, comme si un excès de travail risquait d’occulter une part de naturel nécessaire à l’expression du sentiment…
Si c’est leur opinion… Mais vous me permettrez de ne pas la partager. Trouver le dosage juste, la couleur, la dynamique qui conviennent à chaque note de chaque mesure, ce n’est pas par un coup de baguette magique que ça arrive. Il faut d’abord travailler son instrument pour le rendre aussi malléable que possible, aussi réactif au moindre ordre ; et puis, il faut travailler chaque partition pour tenter de lui rendre justice avec autant d’abnégation et d’effacement que possible. Je sais qu’on ne jure aujourd’hui que par le naturel, ou du moins une idée que les jeunes générations veulent s’en faire. Vous ne croyez pas que c’est surtout une façon de s’économiser ? Regarder ces peintres qui jettent des pots de peintures sur une toile : si les gens prennent ça pour de l’art, évidemment, on ne parle pas de la même chose. De toute façon, en tant qu’interprète, je me considère davantage comme un artisan que comme une artiste ; les artistes, ce sont les compositeurs, pas nous. Nous, nous ne faisons que servir d’intermédiaires entre eux et le public.
Comment peut-on être sûr d’avoir trouvé ce que le compositeur cherchait à exprimer ?
On ne l’est jamais totalement. Mais une certaine idée que l’on se fait du beau et du vrai, une certaine tradition interprétative aussi, tout cela permet au moins d’éviter les contresens. Mais je sais très bien que la vision que les gens de ma génération ont (ou avaient) de Schubert ou Mozart, n’est pas celle de nos aînés ; je comprends donc aussi que les jeunes aient une autre sensibilité. Les seules choses contre lesquelles je me révolte, c’est le laisser-aller, l’indiscipline et l’arbitraire instaurés en modèles.
Vous pensez à certains interprètes en particulier ?
Vous ne pensez quand même pas que je vais vous dire du mal de mes collègues ! En revanche, je voudrais bien vous en dire du public. Certes, c’est à nous de lui montrer où se situe l’exigence artistique, mais le public d’aujourd’hui semble apprécier des choses tellement opposées à ce en quoi nous croyons, à ce pour quoi nous travaillons sans cesse… C’en est presque désespérant. Il suffit qu’une chanteuse, qu’une pianiste se présentent avec un beau décolleté et l’essentiel du public est déjà conquis. Vous pourrez me rétorquer que ce n’était pas mieux chez vous, au siècle dernier, quand il fallait absolument intégrer un ballet aux opéras pour que ces messieurs puissent venir voir les danseuses après l’entracte…
Cette exigence, vous la transmettez maintenant à vos élèves.
Oui, et il n’y a ni plus ni moins de belles voix aujourd’hui que par le passé ; il n’y a seulement plus le même environnement, qui faisait qu’on avait le temps de se consacrer à un travail en profondeur. Maintenant, tout doit aller vite. La carrière d’une voix féminine est par essence courte : on met une dizaine d’années à arriver au mieux de ses capacités, et on commence aussitôt à décliner. On ne peut rien y faire, c’est la nature, les hormones. Il ne faut donc pas perdre de temps, c’est une évidence. Mais je vois beaucoup de jeunes chanteuses pleines de bonne volonté travailler dans tous les sens, sautant les étapes élémentaires au point que, croyant aller plus vite, elles ne font qu’accélérer les processus de fatigue et donc de vieillissement de leur voix. Je suis là aussi pour ça, pour essayer de les recentrer sur l’essentiel.
Quitte à ce que parfois votre intransigeance passe pour de l’autoritarisme…
Je sais où vous voulez en venir, et je ne chercherai pas à m’en défendre. Au contraire : vous pensez que si quelqu’un prend la peine venir voir quelqu’un comme moi ou comme Dietrich Fischer-Dieskau, c’est juste pour s’entendre dire que tout va bien, qu’ils sont merveilleux, et qu’ils n’ont qu’à continuer comme ça ? Bien entendu, s’ils viennent nous voir, c’est qu’ils ont déjà un très bon niveau ; mais c’est un devoir moral que de leur donner immédiatement les conseils importants. Ce n’est pas en 45 minutes qu’on peut former quelqu’un, vous vous en doutez. Or les master-classes fonctionnent comme cela. Soit on accepte le projet, soit on fait autre chose.
Comment avez-vous acquis votre propre technique, et votre savoir ?
Mon premier professeur, d’une certaine manière, aura été mon père, qui chantait admirablement bien. Pas une voix pour l’opéra, pour passer une fosse, mais musicalement, son goût était très sûr. En revanche, ma première technique était franchement mauvaise (imaginez : mon premier professeur me faisait travailler en mezzo-soprano), et ce n’est que lorsque j’ai commencé à travailler avec Maria Ivogün que j’ai compris la distance qui séparait ce que l’on fait et ce que l’on peut faire. Et ce n’était pas facile à l’époque, car je devais travailler, chanter tous les soirs, tandis qu’elle me faisait tout désapprendre de manière systématique pour arriver un jour à chanter autrement. Il y avait de quoi devenir schizophrène. Pour ce qui est de la culture musicale elle-même, je dois beaucoup à son second mari, le pianiste Michael Raucheisen, et à celui qui deviendra le mien bien plus tard, Walter Legge – mais ça, tout le monde le sait…
Cette discipline, c’est quand même avant tout un trait de caractère, ça ne s’apprend pas, si ?
Je ne saurais vous dire. En tout cas, ça se travaille. C’est une ascèse, un mot qui veut aussi dire travail, d’ailleurs, comme me l’expliquait mon père. Une pratique régulière dans le travail. Les sportifs font un peu la même chose, je pense : à un certain niveau, avec une certaine habitude, on ne s’en rend plus compte mais on est dans un engrenage qui nous semble presque naturel. Avec l’âge seulement, cette discipline demande un effort chaque fois plus grand, plus douloureux. Et pour des résultats chaque fois moins bons, moins conformes à ce pour quoi on a travaillé. C’est très difficile, vous savez, de maintenir un instrument comme la voix en bon état de marche ! On pense toujours au gosier, mais il y a toute la soufflerie qui va avec, et la santé – morale comme physique. Car l’une sans l’autre, on sait très bien ce que ça peut donner. Regardez Maria Callas : la plus grande technicienne que j’aie jamais rencontrée ! Elle pouvait tout faire. Un jour, sur un enregistrement, Walter lui a fait remarquer (il n’y avait que lui pour oser dire une chose pareille) que son legato n’était pas digne d’elle. Elle s’est retirée pendant une heure, une heure seulement, vous vous rendez compte. Et ça lui a suffi pour remettre la machinerie en marche. Mais les tracas, ses soucis personnels ont vraiment usé précocement sa voix, plus que son régime ou que son répertoire à la fois très lourd et varié à l’extrême.
Vous avez vous aussi eu de graves problèmes de santé au début des années 40.
Oui, et paradoxalement, c’est peut-être ce qui m’a sauvée. J’ai chanté plusieurs mois avec la tuberculose – il fallait bien travailler. Et puis j’ai dû me résoudre à partir au sanatorium, dans les Monts Tatras. J’ai conscience d’avoir eu beaucoup de chance, paradoxalement, avec cette tuberculose. J’ai ainsi pu rester loin de la guerre et de ses horreurs.
C’était juste après les représentations de Die Fledermaus de J. Strauss à l’Opéra de Paris, un voyage que l’on vous a beaucoup reproché par la suite…
Mais j’étais membre de la troupe de l’Opéra de Berlin, et l’Opéra de Berlin allait à Paris. Je devais refuser d’y aller ? Je n’étais rien ni personne à l’époque, je n’avais aucun poids, aucune influence. D’ailleurs, on me reproche ces représentations alors que je n’y tenais que le rôle d’Ida. Pas Rosalinde, pas même Adele : Ida ! Je ne cherche même plus à justifier ni expliquer quoi que ce soit ; de toute manière, quoi que je dise, on retourne toujours mes propos contre moi. C’est comme cette histoire de carte du Parti. Pour pouvoir travailler, pour avoir simplement le droit de postuler à un emploi national – et la troupe de l’Opéra de Berlin l’était évidemment –, il fallait être membre. Sinon, deux solutions : rester sans travail, ou m’exiler. Mais faire comme si j’avais voulu avaliser les injustices du conflit, de nos dirigeants, comme si je servais de caution ! En l’occurrence, je n’avais pas de conscience politique ; je faisais mon travail. J’allais montrer que l’Allemagne savait aussi faire autre chose que des bombes et des soldats.
A la fin du conflit, on a l’impression que votre répertoire se recentre, et commence finalement à ressembler à l’Elisabeth Schwarzkopf que le disque nous fait connaître aujourd’hui encore.
Je ne dirais pas que cela s’est fait d’un coup, mais j’ai en effet pu adapter mon répertoire à la réalité de ma voix à ce moment-là. J’ai rapidement mis fin à ces Zerbinetta et autres Rosine. On vient au monde avec un corps, et il faut faire avec. On peut travailler pour le retrancher dans ses dernières limites, le pousser dans ses dernières potentialités. Mais je n’aurais jamais pu envisager de chanter Brünnhilde ou Kundry, ni Elvira des Puritains ou Lucia di Lammermoor. J’ai dû – je dis bien : « dû » – chanter Zerbinetta ou Konstanze de L’Enlèvement au Sérail, mais ce n’était pas du tout pour ma voix. Il en reste malheureusement des traces radiophoniques ; c’est terrible. Il faut dire qu’à cette époque, on travaillait différemment d’aujourd’hui. Entre la scène, la radio, les concerts, il m’est arrivé de devoir chanter des œuvres dont je continuais d’apprendre les notes pendant la représentation, comme avec Alzira de Verdi par exemple. Vous n’imagineriez plus une chose pareille aujourd’hui ! Vous voyez, je ne suis pas si réactionnaire : tout n’était pas mieux avant !
Mais dès que vous en avez eu la possibilité, vous avez donc suivi la voie de la sagesse et éradiqué de votre répertoire tout ce qui ne convenait pas à votre voix.
Pas toujours. On n’est jamais totalement maître de ses choix, même si, avec l’âge, et la notoriété, on peut faire pencher la balance plus facilement que quand on débute. Mais j’ai dû chanter des 9e Symphonie de Beethoven bien après avoir compris que ce n’était pas pour moi, par exemple. Mais dans l’ensemble, j’ai en effet pu me consacrer aux compositeurs que je pouvais servir le mieux, comme Mozart ou Strauss par exemple.
Et Schubert et Wolf !
Oui, il ne faut pas oublier le lied, vous avez raison. Mais là, on peut travailler différemment, vous savez. Pour un même lied, du moment que vous en respectez le sens, des voix très différentes peuvent rendre justice avec autant d’évidence et de conviction un même morceau. Sur scène, avec les spécificités de chaque orchestration, c’est différent.
Passer l’orchestre, justement, pour des voix comme les vôtres ?
Il y a aujourd’hui un tel gigantisme partout ! Les salles sont immenses, les fosses démesurées, et les instruments sonnent plus fort qu’avant, vous savez ! Je ne pense pas que ce soient uniquement mes oreilles, mais les cuivres qui jouaient dans ma jeunesse n’avaient pas la puissance de ceux d’aujourd’hui. Question de facture je suppose. Je ne vous parle même pas des cordes – je ne pense pas me tromper en vous disant que les instrumentistes n’avaient pas tous des cordes en acier dans ma jeunesse. Alors oui, on peut plus facilement s’abîmer la voix aujourd’hui, c’est évident. On recherchait jadis la qualité du focus. Je ne sais pas comment vous expliquer… C’est une manière de concentrer le son, de le projeter avec une précision extrême qui lui permet de se diffuser de la meilleure manière possible. C’est comme ça qu’on se faisait entendre dans les grandes salles.
Pour en revenir à votre répertoire, et aux choix drastiques que vous y avez effectués, comment expliquez-vous d’avoir par exemple préféré chanter Elvira plutôt que Donna Anna ?
Que voulez-vous dire ? Parce que Donna Anna est plus centrale, et que vous me voyez davantage dans des rôles aigus ? C’est un peu plus compliqué que cela, jeune homme. Les notes extrêmes ne sont pas tout. Il y a aussi l’ensemble de la tessiture, le passage surtout. Certains rôles peuvent vous paraître aigus car il y aura quelques notes surélevées, mais l’ensemble du rôle pourra rester central. En revanche, certains rôles n’ont pas d’aigus, mais demandent à l’interprète de rester sur des fa dièses et des sol tellement souvent que ça épuise rapidement la voix. Et puis, pensez au caractère surtout, les couleurs d’un rôle. C’est toute une alchimie, des équilibres à trouver. Alors oui, on peut estimer que mon Ariadne est trop légère pour la réalité du rôle ; on peut estimer que l’écriture requise par Strauss pour ses Quatre derniers lieder requiert un format plus proche de Kirsten Flagstad que du mien. En tout cas, Walter m’aurait tout de suite arrêtée si je m’étais vraiment fourvoyée. Il ne m’aurait pas laissé défigurer un compositeur – et me ridiculiser moi-même.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune aspirant chanteur ?
Travailler !
Propos recueillis et assemblés par Jean-Jacques Groleau
Elisabeth Scwharzkopf © DR