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Encyclopédie subjective du ténor: Jon Vickers

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Anniversaire
23 octobre 2009

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Jon Vickers ou la véhémence du prêcheur
par François Lesueur

Dans la catégorie des ténors héroïques, dramatiques ou wagnériens, Jon Vickers fut l’une des plus importantes figures de son temps. Son timbre immédiatement reconnaissable, d’une densité barytonale et à l’aigu puissant, ses nuances raffinées et ses interprétations à la psychologie extrêmement fouillées, lui permirent d’occuper pendant plus de trente ans la scène lyrique dominée à son arrivée par Mario Del Monaco, Franco Corelli et Carlo Bergonzi, puis partagée avec Nicolaï Gedda, Sandor Konya ou James King. Enée sculptural, immense Tristan, mémorable Otello et Grimes légendaire, Jon Vickers qui fête ses 83 ans, demeure un musicien de référence, qui coule des jours heureux auprès des siens, depuis son retrait définitif en 1998.

De Woolworth à Cardiff

Curieuse destinée que celle de Jon Vickers né Jonathan Stewart, à Prince Albert (Saskatchewan), le 29 octobre 1926, d’un père prêcheur laïc. Bien que le jeune homme chante très tôt dans des églises en choriste amateur et autodidacte, il se destine pourtant à la médecine. Sa vocation est cependant contrariée par le cours de l’Histoire, l’Université donnant la priorité aux anciens soldats revenus de la seconde guerre. Il se dirige alors vers le commerce et devient rapidement sous-directeur de trois succursales différentes des magasins Woolworth, évoluant sans difficulté dans le monde des affaires. Malgré cela, son attrait pour le chant choral le décide un beau jour à suivre des études musicales de chant classique. Une bourse remportée facilement lui permet d’entrer au Conservatoire de Toronto où il reçoit l’enseignement de George Lambert et de Hermann Geiger-Torel. Il assimile en parallèle des cantates de Bach, des airs de Haendel ou de Haydn qu’il interprète avec des Cercles de musiques sacrées, avant d’être engagé par l’Orchestre symphonique de Toronto grâce auquel il va emmagasiner 32 oratorios, 400 mélodies et 28 opéras. Ce qu’il considèrera comme une chance bien des années plus tard, c’est d’avoir modelé son instrument, d’avoir appris à l’utiliser en contrôlant les notes de passages propres à la tessiture de l’oratorio. Sans le savoir ce futur Tristan fait ses débuts lyriques avec le Canadian Opera de Toronto dans le rôle du Duc de Mantoue de Rigoletto en 1952. Jusqu’en 1956 le chanteur se voit confier Don José, le choeur masculin du Rape of Lucretia, mais également Fledermaus, Traviata, Gianni Schicchi, Eugène Onéguine, Cosi fan tutte. Bien qu’il mène une carrière professionnelle dans tout le Canada, ses moyens financiers restent insuffisants. Sa femme, enseignante, travaille dur et le couple qui aura cinq enfants, est contrainte de louer des chambres pour subvenir aux besoins du ménage. Jon Vickers envisage, la mort dans l’âme, d’interrompre cette carrière peu lucrative, juste après avoir chanté pour la première fois en Europe à Cardiff, dans Un ballo in maschera de Verdi.

Enée sur l’autel sacrificiel

Repéré par David Webster, le directeur du Royal Opera House, il est invité à venir passer une audition à Londres. Sa vie bascule alors puisqu’il est engagé sur le champ dans la troupe du prestigieux Covent Garden dans laquelle il restera trois ans et apparaît pour la première fois en avril 1957 dans le rôle de Don José, personnage qu’il interprétera un grand nombre de fois sur les plus grandes scènes. La prestance du gaillard canadien, sa voix large et souple ne passent pas inaperçues. Rafaël Kubelik qui prépare une résurrection, celle des Troyens de Berlioz, défendus dix ans plus tôt mais en concert seulement par Sir Thomas Beecham, se voit proposer ce ténor inconnu pour incarner le héros de l’Antiquité. Réputé impossible, cet opéra maudit est annoncé comme un désastre. La critique se déplace du monde entier pour assister au massacre d’un innocent, certaine qu’elle n’entendra plus jamais cette oeuvre. Bien que donnés en anglais ces Troyens (publiés récemment par les archives de Covent Garden) qui réunissent Amy Shuard (Cassandre), Blanche Thebom (Didon) et Jess Walters (Chorèbe) sont contre toute attente un indescriptible triomphe qui consacre du jour au lendemain un ténor. Le coup d’envoi est donné, Jon Vickers devenant la coqueluche du Royal Opera House. En 1958, il incarne un juvénile Don Carlo de Verdi dans la production légendaire de Luchino Visconti dirigée par Carlo-Maria Giulini, avant d’être appelé par Bayreuth où il débute en juillet dans le rôle de Siegmund (Die Walküre) avec Astrid Varnay et Léonie Rysanek, placé sous la direction de Hans Knappertsbuch. Le vieux maestro lui propose d’incarner Tristan qu’il préfère refuser, ce qui lui vaut d’être mis à l’écart jusqu’à l’été 1964, les deux artistes se retrouvant finalement pour Parsifal (aux côtés de la douloureuse Kundry de Barbro Ericson, soirée publiée par les archives du Festival), qu’il a abordé pour la première fois à Londres en 1960, avec Grace Hoffmann sous la battue attentive de Heinrich Hollreiser, vocalement engagé et très inspiré sur le plan dramatique, Vickers fait sensation ; l’émission est large, l’aigu libre et étoffé, le chant calme et posé, le timbre viril et généreux. Il ne réapparaîtra pourtant jamais plus sur la colline sacrée, mais continuera de se frotter à Parsifal entre autre à Londres en 1971, au Met en 1979 avec James Levine et Christa Ludwig, à Genève en 1982 (avec Horst Stein et Yvonne Minton) et à Paris en 1976 avec Nadine Denize en Kundry.

Dans les griffes de Callas

En novembre de la même année il se retrouve auprès de Maria Callas à Dallas pour deux représentations électrisantes de Medea de Cherubini, production reprise un an plus tard avec le même succès. Ce Giasone à la fois vaillant et félin s’accorde à merveille avec la somptueuse magicienne incarnée par la Divine, sous le charme de ce confrère qu’elle retrouvera en juin 1959 à Londres, puis en 1961 à Epidaure et à Milan et enfin en 1962, toujours à la Scala. L’ascension de cette jeune étoile se poursuit avec Radamès (Aida) qu’il aborde d’abord à San Francisco en 1959 aux côtés de Rysanek, puis au Met en 1961 avec Price et reprend au Covent Garden d’abord en 1964 avec Galina Vischnevskaia et en 1968 avec Gwyneth Jones, Florestan, (Fidelio) opéra qui reste à son actif de 1960 (Milan avec Nilsson et Karajan, à 1983 (Londres), mais aussi Samson et Dalila qui le conduisent de Paris à New York, de Buenos Aires à San Francisco, de Chicago à Boston. Acclamé partout où il se produit, Jon Vickers enchante l’auditoire par la qualité de ses nuances expressives, la robustesse de sa voix dans les notes centrales, la sûreté de son registre aigu et la richesse très caractéristique de ses phrasés qui ne sont pas sans rappeler ceux de Ramon Vinay, lui aussi légendaire Tristan (avec Herbert von Karajan et Martha Mödl en 1952 à Bayreuth), Otello, Samson et Don José de génie, qui entame à cette époque sa reconversion vers les barytons.

Les studios sont sa maison

Rien ne semble arrêter Jon Vickers, appelé sur les plus grandes scènes et que le disque va bientôt s’arracher : Tullio Serafin dirige son premier récital d’airs d’opéras italiens pour RCA en 1960, ainsi que sa première intégrale d’Otello avec Tito Gobbi et Rysanek (RCA 1961), dont la critique encense la beauté instrumentale et l’incarnation insolente, un rôle qu’il n’abordera sur les planches qu’en 1963 au Colon de Buenos Aires, mais qu’il marquera de manière durable, succédant ainsi à Mario del Monaco le plus grand titulaire de sa génération. Il grave son premier Siegmund avec Erich Leinsdorf pour Decca (1961), rôle qu’il conserve à son répertoire jusqu’en 1975, interprète Samson et Dalila avec l’explosive Rita Gorr sous la baguette vigoureuse et inspirée de Georges Prêtre (Emi 1962), ainsi que le Fidelio de référence – avec celui de Wilhelm Furtwängler et Mödl de 1953 Emi – dirigé par Otto Klemperer en compagnie de Christa Ludwig (1962), rôle dans lequel on peut également l’entendre au Covent Garden en février 1961 avec Sena Jurinac et Klemperer (Testament) et à Vienne en mai 1962 avec Ludwig encore mais cette fois Karajan aux commandes (DG), qu’il retrouvera dix ans plus tard. Decca n’est pas en reste qui immortalise son Radamès au fort tempérament (Georg Solti au pupitre et Price dans le rôle d’Aida 1962). Fasciné pas son intensité dramatique et son héroïsme vocal Karajan qui vient de le diriger dans Fidelio à Vienne, l’invite pour la première fois au festival de Salzbourg en 1966 où il apparaît en Don José, rôle qu’il enregistre pour Emi à la même époque conduit par Rafaël Frühbeck de Burgos en compagnie de la radieuse Grace Bumbry, cette Carmen faisant l’objet d’un film d’opéra mis en scène par Karajan (DVD). Fort de ces succès et d’une relation très étroite avec le maestro, Vickers interprète avec lui Die Walküre en 1966 (DG), en 1967 et en 1969, Tristan qu’il confie également au studio d’Emi en 1971 avec Helga Dernesch et Christa Ludwig (résistant aux propositions de Tannhaüser et de Lohengrin, mais chantant Erik du Fliegende Höllander et Walther des Meistersinger notamment à Londres en 1957 en compagnie de Joan Sutherland, dans un traduction anglaise), ainsi qu’Otello en 1973, un film étant réalisé dans les studios d’Unitel dans la foulée.

Grimes désavoué par Britten

Birgit Nilsson alors au faîte de ses moyens, figure parmi ses partenaires privilégiées, chantant avec lui d’innombrables Tristan et Isolde notamment à Orange en 1973 avec Karl Böhm, où le couple livre une mémorable leçon de chant wagnérien (la retransmission télévisée existe) ; on l’entend également à Buenos Aires en 1971, à Salzbourg en 1972 et 1973, à Londres en 1979 et 1980 entouré de Beritt Lindholm et de Roberta Knie, ainsi qu’au Met en 1974. N’ayant jamais voulu être catalogué ténor wagnérien, ou « heldentenor », Jon Vickers n’a cessé d’alterner les partitions et les répertoires, Aida, Don Carlo et Medea ont précédé I Pagliacci (Canio) premier rôle donné au Met de New York en 1960, Andrea Chénier à Vienne en 1961, Padmavati de Roussel au Colon en 1964, sans oublier Sergei de Lady Macbeth de Mzensk (San Francisco 1964), Hermann de La dame de pique (Met 1965), Enée dont il lègue la plus belle version (avec celle de Gedda et Prêtre à la Rai de Rome en 1969) au disque avec le spécialiste Colin Davis (Philips 1969). Si Vickers au milieu des années soixante dix ajoute à son palmarès Laca dans Jenufa (Met 1974), Herodes de Salomé (pour Rysanek à Orange en 1974 une seule et unique fois), Pollione dans Norma avec Montserrat Caballé (Orange 1974), partition qu’il aurait dû chanter auprès de Maria Callas, Alvaro de La forza del destino (Met 1975), Tom Rakewell du Rake’s progress de Stravinsky, ou Benvenuto Cellini de Berlioz à Boston en 1975, ainsi qu’un surprenant Nerone dans Le couronnement de Poppée de Monteverdi, donné à Paris en 1978 avec Gwyneth Jones conduit par Raymond Leppard, preuves d’un éclectisme tout à fait notable, Peter Grimmes reste la plus importante prise de rôle du ténor canadien. Abordé en 1973 sur la scène du Met, son Grimes douloureux, déchirant de vérité dramatique, demeure unique et irremplaçable. Désavoué pour « sa crudité réaliste et brutalité » par Britten en personne, mais encouragé par Peter Pears, Vickers s’illustre de manière brillante et constante dans ce personnage, mélange d’extrême virilité et de pure poésie, les clairs-obscurs et les fêlures de son timbre, son sens de phrasé et son intransigeante musicalité n’ayant pas d’équivalent. Pour s’en convaincre il suffit d’écouter l’intégrale avec Colin Davis (Philips 1978) où l’incarnation transporte et sa bouleversante prestation de 1981 (cf. youtube).

Le chant du cygne

Si la voix jadis robuste commence à se délabrer à l’aube des années quatre vingt, le timbre même terni demeure captivant ; l’aigu plus fragile, l’émission plus sombre, plus nasale, plus rauque aussi avec le temps, ne l’empêchent pas de maintenir son activité. Ayant très tôt exigé les meilleures conditions artistiques en termes de lieu, de chef, de partenaires et de metteurs en scène, Jon Vickers a toujours donné le meilleur de lui-même préférant se contenter d’une cinquantaine de représentations par an et s’octroyer un mois entier de vacances entre chaque production pour se régénérer. Véritable bête de scène, le ténor a beaucoup appris des metteurs en scène et grâce à eux à devenir un acteur d’opéra, convaincu que la musique dicte le drame autant que le texte. Attentif aux mots, ce musicien exigeant et sensible a su conserver son aura grâce à son intelligence et à sa profondeur d’interprète. En perpétuelle recherche, cet artiste capable de dégager à la scène comme au disque une charge émotionnelle rare et un raffinement réel, s’est également illustré dans l’oratorio (Samson et Messiah de Haendel, Requiem de Verdi avec John Barbirolli Emi 1970), se pliant avec sincérité, simplicité et musicalité à cette discipline vocale et en coloriste né, aux peintures de l’âme du Voyage d’hiver de Schubert (son premier date de 1979 au Guelf Festival, avant de l’enregistrer en 1984 avec Geoffrey Parsons), prêtant son athlétique ardeur aux pages enflammées de Mahler, Das Lied von der Erde avec Jessye Normann et Colin Davis (Philips 1982), donnant avec passion Les amours du poètes de Schumann ou le cycle An die ferne geliebte de Beethoven.

En 1978, Jon Vickers met à son actif le rôle de Vasek de La fiancée vendue de Smetana au Met, apparaissant à Paris dans Canio et Florestan, des représentations d’une inoubliables intensité. Le Met l’accueille une fois encore en 1987 aux côtés de Marilyn Horne dans un Samson et Dalila toujours impressionnant, malgré l’usure des moyens (rôle dans lequel on peut également le retrouver sept ans plus tôt en compagnie de Shirley Verrett au Covent Garden de Londres, en vidéo), Denver étant la dernière ville dans laquelle il chantera un opéra (Samson et Dalila encore en 1987). Ses adieux définitifs à la scène ont lieu en 1998 à Montréal à l’issue d’une exécution du mélodrame pour récitant et piano opus 30 de Strauss, Enoch Arden (dont une version publiée par VAI existe avec Marc-André Hamelin).

Le colosse et son héritage

Ceux qui ont eu la chance de voir Vickers en scène évoquent avec des trémolos dans la voix la présence extraordinaire du colosse, présence d’autant plus forte qu’elle avait tendance à faire le vide autour d’elle, de la puissance de son instrument au métal fauve et aux sonorités torrentielles. Si le disque permet de se rendre compte de l’art de ce ténor inégalé, les documents visuels dont nous disposons sont pratiquement tous de qualité : le Tristan d’Orange avec Nilsson est à voir même si la mise en scène minimaliste, les costumes Star Trek et les perruques choucroutées prêtent à sourire, le témoignage musical est à chérir ; le Fidelio avec Gundula Janowitz conduit par Zubin Mehta en 1977, à Orange, vaut le détour, tout comme la Carmen dirigée et mise en scène en studio par Karajan, l’Otello avec Mirella Freni et I Pagliacci avec Raina Kabaïwanska, toujours chapeautés par le maestro. Les curieux pourront aller fouiller sur youtube et découvrir quelques raretés comme ces extraits d’Il trovatore et de Manon Lescaut de 1956, ou ce duo d’Aida avec Giulietta Simionato en studio en 1964 que le ténor était venu (re)découvrir pour ses 75 ans à l’Auditorium du Louvre de Paris, ou ce très exotique Couronnement de Poppée parisien avec Gwyneth Jones et écouter quelques archives audio étonnantes telles que cet Otello de 1966 avec une virginale Victoria de los Angeles dans le rôle de Desdemona (Dallas), ou ce tardif mais encore superbe Samson de Haendel (Barcelone 1985).

Pour ce qui est de l’impressionnant legs discographique du musicien, le choix est vaste : le Fidelio de Klemperer s’impose (Emi 1962), comme Les Troyens (Philips 1969), Peter Grimmes (Philips 1978), Samson et Dalila (Emi 1962), Aida (Decca 1962) et Otello (RCA 1960). Le 1er Siegmnud (Die Walküre) conduit par Leinsdorf (Decca) demeure magnifique et le Tristan à connaître (Karajan). A la scène Don Carlo (Giulini 1958), Medea avec Callas (Londres 1959, préférable à 1958 pour la qualité du son) et Parsifal (Bayreuth 1964) sont indispensables. Procurez-vous également son Winterreise, sombre et solitaire, son Lied von der Erde et le Requiem de Verdi pour être tout à fait complet. Jon Vickers a par ailleurs confié ses souvenirs à Jeannie Williams auteur d’une biographie parue en anglais aux Northeastern University Press intitulée A hero’s life, préfacée par Birgit Nilsson.
 
François Lesueur

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