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Encyclopédie subjective du ténor : Rockwell Blake, l’absolue technique

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Actualité
12 février 2010

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Rockwell Blake, l’absolue technique
par Jean-Philippe Thiellay

C’était un dimanche soir, sans doute en 1986 ou 1987. Eve Ruggieri officiait, comme d’habitude et ce soir-là, elle annonça un jeune ténor américain, dont le nom sonnait comme une caricature. Rockwell, comme Rocky. Blake, comme tant d’autres. Au programme face à la caméra : un air inconnu « Cessa di più resistere », rondo final du Barbier, habituellement coupé par tous les ténors. Et pour cause… Quel choc ! Love at first sound ! Une voix que certains disent laide, métallique, stridente en tout cas…. mais une technique extraordinaire, jamais gratuite car mise au service de l’expression, qu’il s’agisse des nuances, messe di voce, poids donné au mot… Ce soir là est, pour les pays francophones en tout cas, la date de naissance d’une relation unique entre Rocky et son public. Non, décidément, il n’était pas imaginable que Rockwell Blake ne soit pas dans ce panthéon qu’est l‘encyclopédie subjective des ténors.

Rockwell Blake est né le 10 janvier 1951 dans l’Etat de New York, près de Plattsburgh dans une famille modeste, son père travaillant, à Schuyler Falls, dans une ferme d’élevage dans le domaine de la fourrure. Il n’a jamais vraiment raconté comment il avait découvert l’opéra ; on peut imaginer que les retransmissions radiophonique des opéras donnés au Met, grâce à Texaco ont joué leur rôle ? Toujours est-il qu’il travaille sa voix, à Plattsburgh, avec Renata Carisio Booth, qui restera son professeur de toujours. Il entame aussi des études de musique à l’université d’Etat de New York, à Fredonia, puis à l’Université catholique d’Amérique. Pendant trois ans, il sert dans la marine américaine, d’abord comme membre du chœur des chantiers navals, puis comme soliste de la US Navy Band.

Dès 1974, il décide d’entamer une carrière professionnelle. On l’imagine, à New York, vivotant dans un petit studio du Theater District, enchaînant les auditions, accompagné d’un pianiste payé au lance-pierres. Il décroche deux prix George London en 1974 et 1975 qui lui ouvrent la porte de ses débuts sur scène, au Kennedy Center de Washington, avec Lindoro (Italiana in Algeri), rôle qu’il interprétera à de très nombreuses reprises sur toutes les scènes du monde. Le rôle n’est, certes, théâtralement pas fascinant mais Rocky y fait une démonstration qui laisse deviner que la Rossini Renaissance a trouvé son ténor. Le premier prix Richard Tucker le couronne en 1978 et Beverly Sills lui propose ses premiers rôles du New York City Opera. Plusieurs enregistrements conservent la trace d’opéras italiens chantés en anglais, comme Cinderella (Cenerentola : Rockwell Blake sings « Yes, I shall find her! », 1980) ou un Comte Ory, en anglais, avec Samuel Ramey. En 1980, il aborde le rôle de Lord Percy dans Anna Bolena. Un peu avant son trentième anniversaire, il fait, le 2 février 1981, ses débuts de l’autre côté du Lincoln Center, sur la scène du Metropolitan opera, le plus grand opéra du monde, aux côtés de Marilyn Horne, toujours dans Lindoro. Quelques Don Ottavio pour le Met en tournée, dès le printemps 1978, à Minneapolis et Detroit notamment, avaient préparé le terrain.

Au même moment, éclot une génération de chanteurs exceptionnels, notamment américains, qui, prenant la suite de Marylin Horne, Beverly Sills et bien sûr Joan Sutherland et Maria Callas, ont écrit les plus belles pages de l’histoire du bel canto. Lella Cuberli, June Anderson, Samuel Ramey, Chris Merritt, mais aussi Martine Dupuy ont pu s’appuyer sur un chef comme Alberto Zedda et des musicologues comme Rodolfo Celletti et Philipp Gossett. Ils ont trouvé leur Mecque : Pesaro, sorte de « Rossini-Città » sur l’Adriatique, où, étés après étés, l’authenticité rossinienne retrouvée s’accompagnait de vocalises et d’aigus exaltants.

C’est en effet en Europe que la carrière de Rockwell Blake grandit, au moment où la Rossini renaissance s’épanouit (au Met, chose étonnante, il ne prendra part qu’à trois productions différentes : L’Italiana in Algeri, Il Barbiere et I puritani). En 1983, Alberto Zedda raconte qu’il l’avait auditionné en urgence et avec Maurizio Pollini, qui devait diriger à Pesaro une rare Donna del lago, afin de trouver un remplaçant au ténor indisposé. Malgré l’enthousiasme des deux chefs, cela ne se fit pas, le ténor ayant repris du poil de la bête avant la série de représentations. Ce ne fut que partie remise.

Pendant 15 ans, Rockell Blake fut alors la référence des ténors rossiniens, belcantistes… et pas seulement. Conscient de ses limites, ayant refusé certains rôles qui le passionnaient mais qui n’étaient pas pour lui, comme Hoffmann, Blake ne s’est jamais résolu à ne tourner sur le circuit qu’avec une dizaine de rôles. Une autre époque sans doute… Le répertoire de Blake compte une cinquantaine de rôles, de la musique sacrée (il a toujours indiqué que The Messiah de Händel – dont il a chanté plusieurs opéras – était la pierre angulaire de tout chanteur belcantiste) à Donizetti (Anna Bolena, la Fille du régiment en passant par Mozart (Ottavio de Don Giovanni, grand Mithridate Mithridate : Se di lauri) et Bellini (Il Pirata, La Sonnambula, Les Puritains, donnés à Paris avec June Anderson Rockwell Blake – A te, o cara – I Puritani) en passant par les Carmina Burana de Carl Orff. Il s’est particulièrement illustré dans l’opéra français (Delibes, Meyerbeer, Auber, Boieldieu et dans certains opéras italiens en français : Rockwell Blake – Ah, mes amis – Fille du Regiment – 1996 avec trois contre-uts explosifs en conclusion). Certains rôles comme Arnold, auquel il a songé, resteront désormais dans le domaine des regrets… et de l’imagination de ses admirateurs.

Dans Rossini, Rockwell Blake aura, tout simplement marqué l’histoire. Il y eut un avant et un après Blake. La période s’y prêtait, c’est vrai, mais il a d’abord rendu possible le retour sur scène d’œuvres oubliées : Armida à Aix-en-Provence (Rinaldo), avec June Anderson en 1988 (et Gianfranco Masini à la baguette bien chahuté…Ecoutez le duo Armide-Rinaldo: June Anderson et Rockwell Blake – Armida – 1988), Ermione (Oreste) avec la Caballe agonisante en 1987, Otello (Rodrigo) de légende à Pesaro en 1992 (avec Chris Merritt, June Anderson et Sir John Pritchard à la baguette Rossini Otello Pesaro Rockwell Blake), Idreno de Semiramide toujours à Pesaro, Zelmira à Rome (écoutez son impossible Terra Amica Rome 1989), Elisabetta Regina d’Inghilterra avec Lella Cuberli au Regio de Turin… chacune de ses apparitions est miraculeuse et les fans se passent les cassettes pirates avec délice.

Il a ensuite modifié la manière de chanter ce répertoire en mettant à son service une voix assez puissante, d’une amplitude exceptionnelle, d’environ deux octaves et demi, appuyée sur un souffle inouï et une cage thoracique complètement déformée qui ressortait particulièrement dans le frac qu’il portait lors de ses concerts. Sa faculté à enchaîner les coloratures à une vitesse qu’aucun ténor n’a plus atteinte a fait dire à certain qu’il chantait comme une mitraillette ; mais son souffle, c’est au service de la ligne qu’il le mettait, par exemple en enchaînant les phrases sans respirer, là où le reste des mortels doivent inspirer à nouveau ou encore en se lançant dans des « messe di voce » interminables, consistant en une note, parfois très aigue, prise forte ou mezzo forte, diminuée jusqu’à un pianissimo impalpable et à nouveau amplifiée jusqu’à la conclusion. La technique n’a, pour Rockwell Blake, jamais été une fin en soi. Elle lui a ensuite permis de retrouver certaines pièces abandonnées. Le rondo final du Barbiere di Siviglia, « Cessà di più resistere », écrit par Rossini pour Manuel Garcia, n’était tout simplement plus chanté. Coupé. Passé par pertes et profits. Oublié. Trop long, trop difficile. C’est pour lui, par lui et en lui, que cet air à nouveau été reprogrammé, d’abord au Met, ensuite un peu partout ailleurs (Cessa di più resistere). Il y a eu un avant et un après. Avant, les ténors rossiniens se nommaient Alva, Palacio, Barbacini, Matteuzzi, souvent spécialistes de notes savonnées et de coupes sombres dans les airs… Florez, Siragusa, Kunde, Brownlee relèvent aujourd’hui le défi, dans une certaine mesure.

Le public français et belge a eu la chance de l’entendre très régulièrement, à Paris mais trop rarement (Robert le Diable et Don Ramiro dans Cenerentola à Garnier), plus souvent en province Marseille (Cenerentola, Semiramide), Bordeaux (Lakme), Nice (Donna del Lago), Montpellier (Il Crociato in Egitto au festival Radio France en 1990), Lyon (Mithridate), mais aussi à Avignon. La Belgique l’a souvent accueilli, à Bruxelles et Liège. A Paris, où il a été fait Chevalier de l’Ordre des Arts et Lettres en 2000, il a donné plusieurs récitals avec piano (Chatelet, 1987) ou concerts avec orchestre (TCE, 1992) qui restent dans les mémoires. Ses programmes ont souvent permis, là encore, de redécouvrir des mélodies désormais très rares sur scène, de Rossini ou de Bellini notamment. En version de concert, le Chatelet l’a programmé en 1989 dans Semiramide, aux côtés de Lella Cuberli, Martine Dupuy et Simone Alaimo. Rocky y avait donné une impressionnante démonstration dans Idreno, avec un accelerando démoniaque à la fin d’un de ses deux airs.

Sa personnalité reste aussi dans les mémoires. Ce qu’il faisait était « fun » et il partagerait avec Debbie et leurs chiens, à la sortie des artistes, le plaisir d’aller à la rencontre de son public.

Cette carrière, qui ne peut en réalité être comparée à aucune autre, s’est achevée dans les années 2000 alors que Rockwell Blake avait une petite cinquantaine. Après quelques Donna del Lago (Uberto à Liège, Bruxelles, Avignon) de haute volée, il osa en juin 2004 une ultime prise de rôle, Raoul des Huguenots, à Metz, que Laurence Dale lui avait offert. Tous ceux qui ont pu l’entendre soulignent l’intelligence de l’interprète qui, en musicologue et en musicien, a mis en valeur les ornements de la partition qu’il a ainsi tirée vers le bel canto. Une dernière apparition plus cabotine en Liebenskof dans un Viaggio a Reims à Montecarlo, un concert hommage à Marylin Horne en 2009 au Carnegie Hall de New York et ce fut tout.

Depuis lors, Rockwell Blake a consacré un peu de son temps à l’enseignement, à Milan, au Conservatoire National de Paris, à Santa Cecilia à Rome, à Hambourg et aux Etats-Unis.

Le disque ne rend que très imparfaitement compte de la place de Rockwell Blake dans l’histoire de l’opéra et du regard que le public et ses collègues portaient sur lui lorsqu’il était en activité.

Ses premiers récitals, dont on a dit qu’ils avaient été édités au compte du ténor, sont historiques, avec leurs pochettes légèrement kitch et leur contenu sublime : Rossini Tenor, Encore Rossini et The Mozart Tenor sont désormais très difficiles à trouver. Les passionnés se les copient sous le manteau (le contenu des deux albums Rossini a été réédité en 2006 chez Renata Records).

Un contrat avec EMI a ensuite permis d’enregistrer un disque d’opéras français (Diapason d’or de l’année 1994) et un disque de mélodies de Rossini avec Antonio Pappano au piano. Il a également pris part au concert organisé pour le bicentenaire de la naissance de Rossini en 1992.

Du côté des intégrales, la Donna del Lago, enregistrée à la Scala en 1992 avec June Anderson, Chris Merritt, Martine Dupuy sous la direction de Riccardo Muti, a pris position tout en haut de la discographie de l’œuvre (également disponible en DVD). On trouve encore une rare Dame Blanche avec Annick Massis, chez EMI Victoire de la Musique 1997 et, plus récemment un Marin Faliero exceptionnel (REF). Restent tant de spectacles à redécouvrir. Des captations historiques existent, quelque part (songeons à l’Otello de Pesaro que le Rossini opera festival ferait bien de rééditer par préférence aux productions plus récentes et d’un intérêt modeste) et il faut espérer qu’un jour ou l’autre elles ressortiront.

D’autres ténors belcantistes, Florez en tête, ont pris la relève, à leur manière, en apportant leur touche personnelle. Qu’il soit permis de penser que Rockwell Blake était irremplaçable et … qu’il n’a pas été remplacé.
 

Jean-Philippe Thiellay

DISCOGRAPHIE

Intégrales
• Boieldieu – La Dame blanche (CD Angel/EMI)
• Donizetti – Alina (CD Nuova Era)
• Donizetti – Marin Faliero (DVD Hardy Classic)
• Mozart – Mitridate Re di Ponto (DVD Euro Arts)
• Rossini – Il barbiere di Siviglia, Dir : Bruno Campanella (CD Nuova Era)
• Rossini – La Donna del Lago, Dir : Riccardo Muti (CD Philips)
• Rossini – La Donna del Lago, Dir : Riccardo Muti (DVD La Scala Collection)
• Rossini – La Donna del Lago, Dir : Claudio Scimone (CD Ponto)
• Rossini – Elisabetta Regina d’Inghilterra (DVD Hardy Classic)
• Rossini – Semiramide, Dir : Zedda – Bruxelles 2001 (CD Celestial CA 313)

Recitals et extraits
• The Rossini Tenor (CD Arabesque)
• Encore Rossini (CD Arabesque Recordings)
• The Mozart Tenor (CD Arabesque Recordings)
• Airs d’Opéras Français (CD EMI)
• Rossini Melodies (CD EMI)
• Rossini for Tenor (CD Renata Records n° B000C05YCW)
• Rare operatic ensembles : Donizetti, Mayr, Rossini, Meyerbeer… avec A. Massis, B. Ford… (CD Opera Rara, ORR233 CD)
• Donizetti scenes et ouvertures avec N. Miriciou et G. Magee (CD Opera rara, ORR207)
• Tyrants & lovers avec N. Miricioiu, B. Ford, J. Larmore… (CD Opera rara, ORR 221)

LIENS ET REFERENCES
• Duffie, B., January 13, 1991 and January 14, 1996, Interviews with Rockwell Blake, WNIB Radio. Accessed 31 July 2008.
• Holland, B., ‘Apollo and Thamos, A Pair of Mozart Rarities’, The New York Times, August 13, 1989. Accessed 31 July 2008.
• Horwitz, S., 1991, ‘Rockwell Blake’, Opera Monthly.
• Kozinn, A., ‘A Headstrong Tenor Discusses Music and Critics’, The New York Times, August 6, 1989.
• Kretschmer, J., ‘Top of the Ranks’, Opera News, February 1992.
• Thea Dispeker Artists Management, 2002, Rockwell Blake Biography. Accessed 31 July 2008.
• Forum Opera, « Rocky c’est fini ? », Camille de Rijk
• Interview et portrait de Rockwell Blake (en anglais) : première partie YouTube – ROCKWELL BLAKE, CAREER PROFILE AND INTERVIEW PART 1 et deuxième partieYouTube – ROCKWELL BLAKE, CAREER PROFILE AND INTERVIEW, PT 2

 

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