Tous les chanteurs vous le diront, l’avion est la plaie de la lyricosphère. Autrefois, les artistes traversaient l’Atlantique en paquebot, leur voix se reposait, alors qu’aujourd’hui, on les pousse sur une scène étrangère, encore tout jetlagués et après avoir passé quelques heures en atmosphère climatisée, un vrai cauchemar. Et parfois, on les oblige à chanter dans un décor qui reproduit l’intérieur d’un avion ! Les spectateurs nancéens et montpelliérains se souviennent sans doute d’une certaine Italienne à Alger où l’épave d’une carlingue occupait une grande partie du décor, probablement après un crash d’Alitalia. Pourtant, il n’est pas forcément nécessaire de s’amuser à ce genre de transposition…
Car des avions à l’opéra, il y en a, explicitement voulus par certains livrets et certaines partition. Bien sûr, on n’en trouve guère avant 1890 et le premier vol test de l’Eole de Clément Ader, mais au XXe siècle, les compositeurs ne se sont pas privés d’inclure des appareils aériens dans leurs œuvres. Les choses ne sont pourtant pas allées aussi vite que l’on aurait pu s’y attendre.
Les premiers aviateurs introduits sur une scène d’opéra arrivent dans l’entre-deux-guerres, et Kurt Weill n’y est pas pour rien. Le 2 mars 1927, Royal Palace, sur un livret d’Iwan Goll, inclut la projection d’un film qui décrit les plaisirs de la vie moderne, dont un vol circumpolaire. Weill récidive en 1929 avec Der Lindberghflug, pièce didactique – Lehrstück – sur un texte de Brecht et évoque le vol de l’aviateur américain au-dessus de l’Atlantique (l’œuvre fut plus tard rebaptisée Der Ozeanflug). Ce « reportage en quinze étapes » ne nous épargne rien des angoisses du pilote solitaire au-dessus de l’océan, de sa lutte contre le brouillard et la neige, depuis le départ jusqu’à l’arrivée. Hélas, pas de carlingue en vue, puisque l’œuvre fut donnée conçue comme une cantate radiophonique pour ténor, baryton et basse. Le 28 juillet 1929, date de sa création, la cantate de Weill fut associée à un autre Lehrstück, également signé Brecht, la partition étant l’œuvre de Paul Hindemith, pionnier du Zeitoper, qui entendait refléter le monde actuel : La Leçon sur le consentement (Badener Lehrstück vom Einverständenis) dont les protagonistes sont l’équipage d’un avion qui s’est écrasé, allusion à la disparition des Français Charles Nungesser et François Coli lors de leur tentative de vol Paris-New York sans escale. Là, l’avion aurait pu être visible, car on sait que le spectacle révolta les spectateurs (notamment parce que l’on y montrait un personnage peu à peu amputé de tous ses membres dans le but d’atténuer ses souffrances).
En 1940, c’est l’aventure de l’aéropostale et le roman de Saint-Exupéry qui inspire Luigi Dallapiccola pour Vol de nuit. Néanmoins, l’opéra se déroule entièrement sur la terre ferme, donc pas d’avion en vue, même si le compositeur précise dans les didascalies du livret dont il est l’auteur : « le terrain d’aviation doit être bien visible » à travers les vitres des bureaux où a lieu l’action. En 1965, dans L’Hirondelle inattendue, opéra féerique inspiré d’un roman de Claude Aveline, composé en 1965, Szymon Laks fait arriver au Paradis des Animaux un journaliste et un pilote d’avion, mais celui-ci a laissé son appareil en coulisses.
Tout change cependant en 1987, avec la naissance du « CNN Opera » qui coïncide avec la création mondiale de Nixon in China à Houston. Le premier opéra de John Adams, sur un livret d’Alice Goodman, est élaboré en collaboration avec Peter Sellars, à qui l’on doit peut-être l’idée de ce premier tableau qui voit se poser – tomber des cintres, en fait – l’avion personnel du président des Etats-Unis, le très révolutionnairement nommé Spirit of 76. Ledit appareil n’est guère qu’un panneau plat, sans grand-chose d’illusionniste, mais c’est un début remarquable. Dès lors, l’avion aura droit de cité sur les scènes d’opéra.
Naît ensuite une sous-catégorie du genre lyrique qu’on pourrait qualifier l’opéra d’aéroport. Le plus éminent représentant reste Flight, du compositeur britannique Jonathan Dove, où bien des avions décollent sans qu’on puisse les voir, puisque le héros de cet opéra créé en 1998 est un réfugié bloqué dans un terminal – le livret s’inspire de l’histoire vraie de l’Iranien Mehran Karimi Nasseri, qui séjourna à Roissy de 1988 à 2006. Avec moins de succès, Philippe Manoury a présenté au Châtelet en 1997 l’opéra 60e Parallèle, dont la partition inclut des bruits d’avion, mais où l’on ne voit pas non plus le moindre fuselage puisqu’une tempête de neige empêche d’embarquer une douzaine de passagers en transit. Egalement bloqués dans un aéroport, les personnages de La Chute de Fukuyama, opéra-vidéo de Grégoire Hetzel (2013).
En 1988, dans le hangar n°3 de l’aéroport de Vienne, avait eu lieu la création de 1000 Airplanes on the Roof, « théâtre musical en un acte » ou « pièce musicale de science fiction » de Philip Glass sur un texte de David Henry Hwang. Ce n’est pourtant pas mille, ni même un seul avion qu’on peut y voir, mais plutôt des soucoupes volantes qu’il convient d’imaginer, puisque cet opéra d’aéroport évoque une recontre avec des extra-terrestres, le narrateur étant peut-être victime de l’abus de substances hallucinogènes…
Pour pénétrer à bord de l’avion, il faut attendre l’opéra-minute de Michel van der Aa, Vlucht MH-370, qui relate en une minute et dix-sept secondes le crash du vol Malaysia Airlines reliant Kuala Lumpur à Pékin, le 8 mars 2014. La parole y est donné à une contrôleuse aérienne à qui le pilote de l’appareil répond. Mais le véritable opéra d’avion est incontestablement Airline Icarus, du Canadien Brian Current, opéra de chambre créé en 2011, dont la durée se superpose quasiment à celle du vol Ottawa-Cleveland qu’il relate.
Maintenant, si vous préférez voir à l’opéra des avions plus poétiques, vous pourrez toujours vous tourner vers les différentes adaptations lyriques du Petit Prince, dues à Michael Levinas, Marc-Olivier Dupin, Thomas Roediger et bien d’autres : la présence d’un avion posé à l’arrière-plan du décor y serait on ne peut plus naturelle…