Comment échapper à la joliesse romantique pour rendre plus sensible l’ennui poisseux dans lequel s’engluent les personnages de Pouchkine ? Marie-Eve Signeyrole a trouvé la solution : situer l’intrigue d’Eugène Onéguine non plus dans le cadre séduisant des grandes demeures du XIXe siècle, mais dans le quotidien sordide des appartements communautaires de l’ère soviétique. Un peu comme Tcherniakov avait su magistralement le faire avant elle, elle souligne combien est factice la gaieté de commande de ces mondanités qui s’enchaînent, allant jusqu’à transformer l’anniversaire de Tatiana en fête saluant l’abdication d’Eltsine, motivée par un enthousiasme ô combien illusoire. Les deux premiers actes de l’opéra se déroulent entièrement dans cet appartement partagé entre une quinzaine de personnes, sans compter les membres du chœur qui ne sont plus ici une troupe de joyeux paysans venus remercier leur maîtresse, mais des locataires exploités venant s’acquitter de leur dû envers la Larina, qui enfile son tablier non plus pour faire des confitures mais pour manipuler ce sale argent. La transposition fonctionne admirablement bien, et l’impressionnant décor de Fabien Teigné, reflétant la vie simultanée des uns et des autres, permet de creuser la misère affective et morale des personnages grâce à des effets de contrepoint judicieux. On voit ainsi d’emblée qu’Onéguine ne s’intéresse pas à Tatiana, alors qu’Olga se jette à son cou sans la moindre considération pour Lenski, son prétendant officiel. L’abîme qui sépare les deux personnages principaux saute aux yeux, entre l’oligarque vêtu à la dernière mode occidentale et la prolétaire aux défroques hideuses dans sa chambre de quatre mètres sur quatre. Au troisième acte, tout change, et pas seulement le décor : au réalisme général des cinq premiers tableaux succède un mode de jeu plus stylisé, à commencer par le bal de SDF autour d’un brasero qui se déroule pendant la Polonaise. La demeure du prince Grémine est représentée par un plan d’architecte en lignes blanches sur sol noir, et c’est dans ce décor nu que se déroulera l’ultime confrontation entre un Onéguine devenu marginal et Tatiana méconnaissable.
© Thierry Laporte
Evidemment, pour qu’un tel pari soit viable, il faut un solide travail d’acteur de la part de tous les protagonistes, chœur inclus, complété par la présence de trois figurants-danseurs (dont l’un incarne le petit-fils de Filipievna, qu’on voit porter la lettre à Onéguine, comme prévu par le livret). Créée à Montpellier en janvier 2014, la production semble n’avoir rien perdu au cours de son transfert à Limoges. Du reste, quelques membres de la distribution étaient déjà présents il y a deux saisons. Le Triquet de Loïc Felix ne peut compter que sur la première moitié de sa chanson pour retenir l’attention du public, car à son deuxième couplet se superposent les premiers signes de l’altercation entre Lenski et Onéguine. Svetlana Lifar est une Larina très sonore, loin du délabrement vocal que croient y masquer certaines chanteuses sur le retour ; dans le duo de la première scène, elle rend même inaudible la Filipievna d’Olga Tichina, qui s’impose pourtant durant tout le reste du spectacle par son immense talent d’actrice. Sans jamais écraser les notes les plus basses, Mischa Schelomianski, enfin, reste l’admirable Grémine qu’il était déjà, pour un personnage bien croqué, avec son l’amour quasi-paternel et un rien condescendant. Nouveaux venus en revanche pour le quatuor principal, mais surtout des habitués de leur rôle. L’Olga de Lena Belkina est très convaincante, pour un personnage, plus développé qu’à l’accoutumée, de quasi-nymphomane ; il ne lui manque qu’un extrême grave plus projeté dans son air. Applaudi en Lenski à Nantes et dans Rachmaninov à Nancy, Suren Maksutov confirme qu’il est un splendide ténor, capable des très beaux piani que réclame la partition. De Tatiana, Anna Kraynikova a la silhouette de jeune fille et la voix claire, loin des matrones qui usurpent parfois ce personnage ; sur le plan scénique, elle réussit à merveille sa métamorphose en dédaigneuse épouse d’oligarque, après avoir parfaitement incarné la grande bringue rêveuse et coupée du monde réel. Prise de rôle pour David Bizic, qui enchante en premier lieu par la richesse de son timbre et auquel une plus longue fréquentation permettra d’approfondir encore sa conception d’Onéguine.
Robert Tuohy sait résister aux sirènes du prétendu style russe pour proposer une direction solidement charpentée. Plus chauffé ou moins exposé, l’orchestre surmonte après l’entracte ses menus problèmes de justesse ou d’ensemble. On regrettera simplement que l’ajout de musiques adventices (une croquignolette chanson de variété russe sur le thème « Je veux un amant comme Poutine », Les Yeux noirs par Filipievna entre le premier et le deuxième acte) ait pour contrepartie la suppression de l’Ecossaise chez Grémine.