La mise en scène d’opéra est un art éphémère – et parfois cela vaut mieux. Mais certaines créations sont si joliment en adéquation avec l’oeuvre qu’elles servent qu’il serait dommage de ne pas les proposer à un maximum de spectateurs. Eugène Onéguine crée à l’opéra National de Lorraine il y a presque vingt ans, déjà repris à Rennes en 2000, est une réussite totale qui conserve une fraicheur et un charme intacts.
Alain Garichot a longtemps travaillé à la Comédie Française et sa proposition sert la matière première de l’oeuvre avec une scrupuleuse fidélité qui n’est pas sans évoquer la manière de la grande Maison. Il dépouille la scène au maximum pour se concentrer sur les émotions intimes de ses personnages dont les portraits sont brossés avec une grande délicatesse. Il faut dire, qu’outre ses activités de metteur en scène, Alain Garichot a un goût très vif pour l’enseignement et cela se sent dans sa direction d’acteur, d’un naturel confondant. Ainsi, l’innocence de certains personnages pourrait être un écueil qui les enferme dans une certaine mièvrerie. Les deux sœurs, Tatiana et Olga, nous touchent au contraire par leur pureté des élans de leur jeunesse.
Les deux chanteuses font honneur à l’école lyrique française ; la mezzo marseillaise Lucie Roche a des graves charnus, jamais écrasés qui séduisent particulièrement l’oreille et Marie-Adeline Henry est tout simplement magnifique, offrant une humanité poignante à cette jeune fille pleine de droiture. Les graves sont toujours aussi soyeux, et, si l’artiste a apparemment longtemps lutté avec sa tessiture par le passé, l’ensemble du registre est désormais à l’avenant, avec des aigus somptueux, des piani délicats et une grande intelligence de la ligne vocale. La scène de la lettre est un moment de grâce porté également par le très joli travail des vents de l’Orchestre de Bretagne sous la baguette fine et engagée de Roland Kluttig. (Ailleurs les cordes semblent toujours en réglage, c’est bien dommage.)
Lenski est l’autre personnage menacé d’angélisme par le livret, or Suren Maksutov s’y révèle profondément attachant. Il connait très bien la partition qu’il porte sur de nombreuses scènes européennes, On lui reprochera peut-être en lever de rideau des finales lâchées trop vite, peut-être en raison du trac de cette première, mais que d’émotion et de justesse lorsque plus tard – avec des nuances d’un grand raffinement- Lenski évoque son enfance !
Face à ces figures de l’innocence, l’Eugène Onéguine d’Armando Noguera promène sa sombre mélancolie avec une remarquable élégance. La transformation du dandy indolent en homme dévoré par la passion est particulièrement convaincante, tant scéniquement, avec un jeu qui passe de la retenue à l’émotion la plus palpable, que vocalement, grâce à un instrument ductile, franc et parfaitement stable.
Le reste de la distribution sert le propos avec fidélité. Svetlana Lifar campe une Madame Larina au timbre charpenté et séduisant, la belle basse pleine de prestance de Johan Schinkler remporte également tous les suffrages et Georges Gautier joue de sa French touch avec charme tandis que la nourrice de Marie-Noële Vidal appellera notre seul bémol.
© Laurent Guizard
Dans sa correspondance, Tchaïkovsky appelait de ses vœux « une mise en scène sans luxe, mais qui corresponde rigoureusement à l’époque ». Les costumes très réussis de Claude Masson nous plongent donc dans les années 1820, l’époque du roman de Pouchkine. Les choeurs de l’opéra de Rennes se glissent avec beaucoup d’aisance dans ces oripeaux, tout comme ils relèvent le défi de la diction russe.
L’action de déroule effectivement dans un décor dépouillé mais puissamment évocateur : pour le premier acte de larges troncs scandent l’espace et se perdent dans les cintres ; ils sont un parfait terrain de jeu pour les lumières magnifiques de Marc Delamézière. Le second acte n’offre plus qu’un plateau vide où la lune s’impose, résumant d’une image pertinente la fatalité à laquelle Tchaïkovsky croyait si fort. Jamais le destin des héros ne semble dans leurs mains, ils en sont les jouets impuissants. De la scénographie à la direction d’acteur, des choeurs à l’orchestre en passant par le plateau vocal, tout concourt à cette douloureuse prise de conscience avec une maestria enthousiasmante.