Vous venez de chanter dans La Gioconda, à Salzbourg et Naples, aux côtés notamment d’Anna Netrebko et Jonas Kaufmann. Comment se sont déroulées ces productions ?
C’était très intéressant de voir avec quelle intensité ces « stars » vivent tout au long de l’année. J’enchaîne également beaucoup de productions, mais en faisant moins de reprises, d’où un rythme un peu moins tendu. À Naples, le spectacle a été monté en un temps record, deux jours avant la première. C’était un peu le même principe qu’à Vienne, où la programmation est largement basée sur des reprises, que l’on remonte rapidement. Avec un peu de chance, on fait une répétition avec le chef d’orchestre, mais souvent on le rencontre lors de la première. Cela fonctionne généralement très bien car tout le monde est très professionnel, mais je ne pense pas que l’on obtient au final le même niveau de précision et d’approfondissement d’un personnage. Après ces deux Gioconda, on avait tous plus ou moins attrapé la crève, et je suis arrivée à Munich complètement aphone, et j’ai dû malheureusement annuler mes prestations en Amneris dans Aida.
Vous chantez actuellement La Grande Vestale dans La Vestale de Spontini à l’Opéra Bastille. Pouvez-vous nous parler de cette nouvelle production ?
Il s’agit d’une création, et je suis pour le coup ravie qu’on ait du temps de répétition, car, d’une part, c’est une prise de rôle et, d’autre part, la metteuse en scène Lydia Steier fourmille d’idées. Encore hier, elle m’a appelé pour évoquer de nouvelles idées qu’elle avait eu pour la mise en scène [NLDR : l’entretien a eu lieu avant la première]. Le rôle de La Grande Vestale est grave, celui d’un vrai contralto. J’aime beaucoup l’enregistrement qui en a été fait par Aude Extremo, sous la direction de Christophe Rousset. Dans l’œuvre de Spontini, ce qui est très différent pour moi est le style : classique, néo-classique, avec des récitatifs en français très carrés, un air presque gluckien. Après deux Gioconda, il faut donc rentrer dans une autre façon de chanter, c’est le cas également je crois pour Elza van den Heever, qui chante le rôle-titre, et sort de plusieurs productions de Wagner. Et puis il y a l’importance du texte. C’était déjà le cas avec Bertrand de Billy, lorsque j’ai chanté sous sa direction dans les Dialogues des Carmélites : le texte, le texte, et encore le texte. Quand je chante Eboli en français, c’est également le texte qui va guider la manière dont je vais conduire ma voix. Je ne pense pas en revanche aborder d’autres rôles de tragédies lyriques plus classiques, Gluck par exemple, qui demandent vraiment une autre vocalité selon moi. Si ma voix évolue vers celle d’un soprano dramatique – ce que certains prédisent, même si je ne suis toujours pas convaincue -, peut-être que cela viendra un jour.
Êtes-vous heureuse de revenir chanter dès cet été au Festival de Salzbourg ?
Oui, c’est un peu devenu comme une maison, c’est chouette d’avoir un beau festival qui m’invite régulièrement pour des grands rôles. Je chanterai d’abord Clairon dans Capriccio. Je ne vous dis pas les cauchemars que je fais actuellement pour apprendre ce rôle en allemand. C’est extrêmement difficile, et contrairement à ce que beaucoup croient, les Suisses ne parlent pas tous allemand ! J’ai appris l’allemand à l’école, et suis à l’aise pour faire une production en allemand, mais avec Richard Strauss, on est sur un tout autre niveau d’exigence : richesse du vocabulaire, rapidité de la diction, tout ceci devant paraître fluide et naturel, alors que tout est cadré au millimètre. Cela me rappelle mes débuts à l’Opéra de Paris en 2016, lorsque j’avais chanté le rôle d’Annina dans Le Chevalier à la Rose, sous la direction de Philippe Jordan. Je chanterai également à Salzbourg dans Hamlet. Le rôle-titre sera chanté par Stéphane Degout, que je suis ravie de le retrouver, après nos débuts communs dans Don Carlos à Lyon, lui en Rodrigue et moi en Eboli. Ce qui est fantastique est que, en l’espace de six mois, j’aurai pu présenter à Salzbourg ce que ma voix fait de meilleur : du répertoire italien à l’opéra allemand, en passant par le romantique français.
À Salzbourg, il y a eu également cette Aida en 2022 ?
Oui c’était extraordinaire. Il y avait un niveau de stress très élevé car je devais au dernier moment remplacer Anita Rachvelishvili. Même si le public est en général indulgent quand il y a un remplacement, il est également très exigeant étant donné le prix des places à Salzbourg. Après le spectacle, certaines personnes sont venues me féliciter, m’avouant qu’elles avaient failli ne pas venir avec le changement de distribution. Et ce qui m’a beaucoup plu, et beaucoup touché aussi, c’est que le public et les critiques ont vraiment compris que je ne cherchais pas à montrer une voix que je n’avais pas, et que j’essayais plutôt d’être au plus près de la partition et des dynamiques.
© Philippe Matsas
La saison prochaine, vous retrouverez sur scène Eboli et Carmen. Est-ce important pour vous de garder, avec Amneris, trois rôles structurants, ou seulement le hasard des calendriers ?
Non, c’est vraiment un choix. J’ai la chance maintenant de pouvoir choisir mes rôles, choisir mes maisons d’opéra et vraiment créer la saison le plus logiquement possible en termes d’équilibre. Par exemple, c’est très bien que cette Grande Vestale arrive en fin de saison, dans un style plus classique, ce qui me permet de revenir vocalement dans des chaussures plus étroites. Après Salzbourg, la saison prochaine démarrera avec une nouvelle production de Don Carlo mise en scène par Kirill Serebrennikov, qui va probablement faire grand bruit. Pour Carmen, ce sera l’occasion de faire mes débuts aux États-Unis. Vocalement, je ne peux pas dire que ce rôle est reposant mais, ce n’est en tout cas pas celui qui m’épuise le plus, malgré sa longueur et son temps important de présence sur scène.
En 2024/2025, vous participerez également à la première étape du nouveau Ring proposé par l’Opéra de Paris ?
J’incarnerai en effet Fricka dans L’Or du Rhin, je pourrai ainsi chanter Wagner à l’Opéra de Paris, dans un rôle pas forcément trop long. Ceci me permettra de participer à d’autres projets, comme par exemple, en début de saison un Requiem de Mozart au Théâtre des Champs-Élysées. Il y aura également trois Requiem de Verdi au Concertgebouw d’Amsterdam. La partie de mezzo du Requiem de Verdi est très exigeante, pour moi c’est aussi difficile que de chanter Eboli, il ne faut pas le négliger quand on prépare sa saison.
C’est justement dans ce Requiem de Verdi que vous avez rencontré Teodor Currentzis, quel souvenir en gardez-vous ?
Cela a été un vrai coup de foudre artistique, quelque chose qui ne s’explique pas. Il y a des chanteurs qui détestent la façon qu’a Teodor Currentzis de vous phagocyter, de presque vous bouffer. Il y a vraiment quelque chose de tentaculaire, mais je suis en totale adhésion artistique et me laisse complètement prendre par cette énergie. Il arrive à tirer le meilleur des artistes, à les transcender, même lorsqu’ils sont fatigués. Je me souviens d’ailleurs qu’après une représentation de ce Requiem, pour laquelle j’étais sous cortisone et pas très en forme, Cordelia Huberti, la cheffe de chant avec qui je travaille depuis une quinzaine d’années, est venue me voir pour dire à quel point elle m’avait trouvé incroyable. Pour moi c’est cela l’effet Currentzis ! Teodor Currentzis voulait que je chante Isolde avec lui, mais même avec des instruments anciens, ce n’était vraiment pas possible, le rôle est trop long. On avait donc décidé que je serai Brangäne dans cette œuvre, mais le projet n’a pas pu voir le jour avec le Covid. Si l’on me propose un nouveau projet avec lui, j’y vais tout de suite.
Wagner va tenir une place de plus en plus importante pour vous dans les années à venir ?
Oui, je pense que je vais aller vers Wagner, même si je ne suis pas totalement sûre du moment exact où cela va vraiment basculer Je me rends compte en effet que certains rôles italiens conviennent encore très bien à ma voix. J’avais prévu de chanter Venus dans Tannhauser dans cinq ou six ans, mais je commence à me demander si cela n’est pas trop tôt, et s’il ne faut que je reste quelques années de plus dans le répertoire italien romantique. C’est très délicat de prendre des décisions pour des prises de rôle qui vont venir dans plusieurs années. On m’a par exemple proposé, pour dans cinq ans, un rôle fantastique, dans une grande maison d’opéra, avec des collègues fantastiques, mais j’ai finalement décliné. Avec mon agence, on s’est dit qu’il était trop risqué d’accepter aujourd’hui un rôle que je ne pouvais pas chanter aujourd’hui, en espérant que je pourrai le faire dans quelques années. J’ai une agence qui veut voir loin et longtemps, et avec qui je suis plutôt dans une démarche prudente. Ce qui est difficile avec Wagner, c’est que l’on sait très bien que lorsqu’on y bascule, c’est très difficile de revenir en arrière. Il y a vraiment très peu de chanteurs qui font, à haut niveau, à la fois le répertoire italien et Wagner.
Pensez-vous du coup revenir au répertoire baroque, que vous avez notamment abordé sous la direction de Christophe Rousset ?
Oui tout à fait. On va d’ailleurs refaire un Lully avec Christophe Rousset dans trois ans. J’ai également une production prévue de Rameau. Comme Mozart ou le répertoire classique n’ont jamais été pour moi, le baroque est salutaire pour ma voix, cela me permet d’avoir un équilibre vocal au cours d’une saison. Je ne dis pas que c’est un répertoire plus facile à chanter, mais, par rapport à Verdi, c’est comme s’il ne me fallait qu’une demie corde vocale, même si celle-ci doit être affûtée comme une lame de rasoir pour rendre justice à ce répertoire.
Que pensez-vous des débats actuels sur la mise en scène d’opéra, notamment le fait que certaines propositions un peu radicales puissent éloigner une partie du public de l’opéra ?
Il est vrai que les mises en scène pour lesquelles il faut avoir préalablement lu toutes les notes d’intention du metteur scène, où il y a quatre degrés de lecture, dans des décors gris et ternes, ne vont pas forcément donner très envie à une partie du public de revenir. Est-ce qu’il faut pour autant revenir au costume historique, avec tout le monde planté devant le chef ? Je ne pense pas, car cela ne va pas non plus intéresser grand monde. Pour la question du décor, je pense qu’il y a quand même un lien avec la taille de la salle. Un décor avec quatre tentures, cela peut marcher avec un super metteur en scène. Mais dans une salle comme Bastille, un décor imposant a quand même un tout autre impact sur le public. Mais imposant ne veut pas dire beau, ni esthétique…
Tout dépend également de l’œuvre. Au Teatro San Carlo de Naples, Stéphane Lissner propose par exemple des mises en scène très classiques pour une grande partie de la saison, mais cela ne l’empêche pas d’afficher le diptyque Voix humaine / Château de Barbe-Bleue mis en scène par Warlikowski. Le public accepte peut-être davantage une mise en scène contemporaine avec une œuvre musicale plus moderne. Chez Mozart, je me dis que Cosi fan tutte se prête sans doute à une modernisation, alors que dans Les Noces de Figaro, on a davantage envie de voir le côté Beaumarchais et des costumes d’époque.
Pour amener les gens vers l’opéra, il y a également l’aspect tarifaire qui joue, notamment pour les jeunes. Dans certains pays, comme en Allemagne ou en Autriche, cela fait presque partie intégrante du cursus que d’amener le public vers l’opéra, alors qu’on n’a pas trop cette culture de la musique en France, en Italie ou en Espagne. Les Avant-Première Jeunes à l’Opéra de Paris sont à ce titre une très bonne chose. Pour La Vestale, on m’a plusieurs fois demandé en interview si ce n’était pas dommage de ne pas proposer une mise en scène classique pour le retour de l’œuvre à l’Opéra de Paris. Je m’étais presque préparée à être en maillot de bain ou à moitié nue, mais finalement on est tous avec des costumes ultra lourds et chauds. Moi cela me va, mais effectivement il est important que le public ne perde pas le fil. Est-ce cela apporte quelque chose que le décor représente La Sorbonne ? Est-ce que cela va parler au public, notamment au public étranger ? Ce serait intéressant d’avoir un retour, de voir comment chaque spectateur se positionne.
Quelle a été votre plus belle expérience en termes de mise en scène ?
La rencontre avec Krzysztof Warlikowski, pour Hamlet à Paris, a été absolument extraordinaire, un coup de foudre. J’ai été complètement fascinée par sa manière de réfléchir le théâtre, de réfléchir le texte. Un jour, on a fait une sorte de mini masterclass autour de la question du fantôme d’Hamlet. Krzysztof avait dix idées à la seconde, il était en ébullition permanente, et j’étais vraiment fascinée par cette liberté qui régnait dans son esprit. Avec lui, la seule limite, c’est celle du corps, et encore pas tout à fait car le corps peut se contorsionner. L’un des plus beaux compliments que l’on m’ait fait sur ce spectacle est venue de ma meilleure amie qui avait assisté à une retransmission à l’autre bout du monde. Elle et sa mère n’arrivaient même pas à se mettre d’accord sur le fait que ce soit moi ou pas qui apparaisse au premier acte, en petite vieille dans un fauteuil roulant. Effectivement, pendant ce premier acte, j’étais sur scène mais je ne faisais rien, j’étais juste là en réaction avec ce qui se passait entre Ophélie et Hamlet. Mais il y avait tout un travail sur la posture, on était dans le théâtre vrai, le théâtre juste et je crois que c’était la première fois que je touchais ceci du doigt. J’en ai encore des frissons rien que d’en parler !
Rossini, que vous avez peu chanté, restera un éternel regret pour vous ?
Oui, mais ce n’est pas la peine de se lamenter, c’est comme cela. Si une maison d’opéra me proposait une nouvelle production, par exemple de La Donna del Lago, créée pour moi, ce serait éventuellement une possibilité de faire du Rossini. Mais pour des rôles comme Rosina ou Cenerentola, il y a plein d’autres artistes qui le chantent extrêmement bien, je pense notamment à ma copine Marina Viotti. Et comme je ne chante plus ce répertoire depuis plusieurs années, cela me demanderait beaucoup de travail d’y revenir. Cela en vaut-il réellement la peine ?
On vous sait très sportive, comme de plus en plus de vos collègues chanteurs. Est-ce important dans l’exercice de votre métier ?
La première raison pour laquelle je fais beaucoup de sport est que je suis très gourmande. Étant déjà grande, si en plus je ne correspondais aux standards en forme de largeur, cela rendrait ma vie encore plus compliquée. La deuxième raison est que cela m’aide à me sentir à l’aise sur scène. Le fait de faire beaucoup de cardio aide par exemple à moins transpirer, à supporter des costumes très chauds. Finalement, la pratique du sport permet de gérer l’effort : ainsi, quatre ou cinq heures de Wagner ou Verdi ne sont pas une épreuve. Après, j’ai également des collègues qui ne font pas de sport et qui gèrent merveilleusement l’effort donc tout ceci est très personnel. Comme j’aime toujours avoir une certaine marge de sécurité dans ce que je fais, le sport m’aide à gérer des périodes où je suis plus fatiguée. Je n’ai cependant pas toujours été sportive : quand j’ai commencé le métier, j’avais 20 kilos de plus et ne considérais pas le sport comme une priorité. Maintenant, c’est une hygiène de vie, et c’est le cas effectivement pour de plus en plus de collègues. On a plutôt l’habitude de se croiser, tout pomponné, sur des productions, alors c’est marrant de se retrouver à la salle de sport, dégoulinant de sueur. Cela donne au final un côté plus humain aux répétitions, et cela crée du lien.