Une voix rauque, profonde, étrange. Une voix ? Non, un gouffre. Et à l’opposé de graves abyssaux, des aigus vertigineux jaillissant trois octaves plus haut dans un magma orgiaque de sons. Cet instrument exceptionnel se serait rangé au rayon des curiosités s’il ne s’était accompagné d’une technique forgée sur l’enclume rossinienne, et d’un tempérament volcanique.
Née en 1952 à Varsovie, enfant de la balle – sa mère était aussi contralto –, Ewa Podleś avait étudié à l’Académie de musique de Varsovie avant des débuts in loco en 1975 dans le rôle de Rosina du Barbiere di Siviglia. Première rencontre avec Rossini ; premier témoignage d’un souffle, d’un relief et d’une agilité ébouriffante qu’elle placera au service du bel canto, non seulement romantique mais aussi baroque. Haendel occupe une place de choix dans son répertoire. N’est-ce pas d’ailleurs avec Rinaldo qu’elle chante pour la première fois au Met en 1984, qu’elle conquiert Paris en 1985 au Châtelet, puis triomphe quatorze ans après au Théâtre des Champs-Elysées. Dans un jeu inattendu de chaises musicales, Ewa Podleś s’était alors substituée à Cecilia Bartoli, finalement distribuée en Almirena, et lui avait ravi la vedette.
Ce coup d’éclat ne fut pas le seul et valut à la contralto polonaise quelques inimitiés préjudiciables à sa carrière. Mais le fait est là. Ewa Podleś avait le don, inné, de capter l’attention, malgré un physique qui, à l’heure balbutiante du marketing, ne joua pas en sa faveur. Une des raisons pour laquelle sans doute, elle fut « scandaleusement ignorée par les maisons de disques et les grandes scènes » – d’après Christian Merlin qui la considérait comme « l’une des plus grands artistes de notre temps ».
Le glamour, la Podleś le laissait aux autres ; sa présence seule suffisait à l’imposer. Y compris dans les seconds rôles qu’elle réussissait en quelques mesures à hisser au premier plan. Qu’ils soient tragiques – La Comtesse de La Dame de Pique, La Cieca dans Gioconda, Ulrica dans Un ballo in maschera, la Haine dans Armide… – ou comiques. Car son talent embrassait tous les registres. Se remémorer sa Berkenfield dans La Fille du régiment, étrennée à La Scala avec Mariella Devia en 1996, son Opinion Publique dans Orphée aux Enfers ou sa Madame de La Haltière dans Cendrillon à l’Opéra Comique en 2011 suffit à mettre de bonne humeur. « Ces rôles de caractère ne sont petits que pour les artistes qui ont peu d’envergure. » assénait-elle* dans un français rocailleux qui n’admettait pas de réplique.
C’est d’ailleurs en chantant Isaura dans Tancredi en Belgique en 1989 qu’elle avait acquis sa renommée internationale. « Ici, on atteint ce parfait idéal entre contrôle, expression et beauté. Pourquoi ne pas lui avoir confié le rôle de Tancredi ? », protesta La Libre Belgique. Gérard Mortier, alors directeur de La Monnaie, lui promit les engagements futurs qu’elle méritait : « Madame, je suis à genoux ». Promesse non suivie d’effets « qui compte parmi les mystères de la carrière d’Ewa », commente Brigitte Cormier dans son Ewa Podleś, contralto assoluto (Symétrie, 2015).
Rossini donc fut son premier étendard, plus à Milan, Madrid (Tancredi) et Barcelone (Arsace dans Semiramide) qu’à Pesaro où elle fut invitée en 2001 – dans un anecdotique, mais mémorable comme toujours avec Podleś, Nozze di Teti e di Peleo –, puis en 2009 – un concert hommage à Haydn, cherchez l’erreur ! – pour n’y revenir qu’en 2012 et 2015 – mais quel retour : Ciro in Babilonia salué chaque soir debout par le public en délire. Là, elle rappela qu’elle était, à la suite de Marilyn Horne, la seule capable de rendre justice aux rôles de contralto colorature rossiniens, sérieux ou non, travestis ou non.
Son génie artistique – osons le mot – ne se limitait pas au seul répertoire belcantiste. Les planches tremblent encore du souvenir d’Erda forcément sépulcrales, d’Orphée de Gluck, version Viardot, avec dans « Amour renais à mon âme » une cadence effrénée, de Klytämnestra monstrueuses, de Quickly énormes, d’Azucena hallucinées ou moins essentielles à sa gloire de Dalila et Carmen. Mahler dont les symphonies requièrent un contralto de son envergure figurait aussi à son palmarès aux côtés d’autres compositeurs du XXe siècle : Chostakovitch, ses compatriotes Szymanowski et Penderecki dont elle aimait chanter le Te Deum… Accompagnée au piano par son compagnon, Jerzy Marchwinski (1935-2023), elle fut aussi une interprète appréciée de romances russes et de mélodies.
Ce dernier estimait qu’il « existe deux grandes catégories de chanteurs : ceux qui s’attachent à la perfection vocale et ceux qui fondent l’art du chant sur la dramaturgie », les apolliniennes et les dionysiaques pour résumer. Ewa Podleś appartenait sans conteste à la seconde catégorie. De ce chant bachique, subsiste aujourd’hui à travers une vingtaine d’enregistrements, l’ivresse.
* Concertclassic.com, Interview de Ewa Podles par François Lesueur – février 2011