« J’ai envie de prendre pour maîtresse une fille d’opéra ! » : la phrase fut supprimée par Paul de Musset dans le livret de Fantasio, mais résume bien une facette de la psychologie du personnage. Dans sa critique du disque récemment paru chez Opera Rara, Laurent Bury écrivait à propos de cet opéra-comique d’Offenbach : « Voilà une œuvre (…) que l’on rêverait d’entendre chanter (et jouer) par la crème des jeunes chanteurs français ». C’est chose faite pour le « chanter » puisque Fantasio est donné en version de concert au Festival Radio-France Montpellier. Julie Depardieu assure la lecture des didascalies et résume l’action, ce qui facilite sa compréhension par le public (en plus du surtitrage).
Musset nous a laissé une œuvre dramatique d’une extraordinaire richesse, écrite pour être lue avant que d’être jouée, ce qui arriva très tard. Fantasio fut écrit l’année de Lorenzaccio, en 1833. Après la disparition du poète et une représentation à la Comédie-Française, Paul de Musset, son frère, accepta d’adapter la pièce en un livret d’opéra-comique pour Offenbach. L’ouvrage fut créé en 1872 à l’Opéra-Comique. Un jeune bourgeois, enfant du siècle, romantique blasé, Fantasio, va se substituer par jeu au bouffon de la Cour, décédé. Ce dernier est pleuré par Elsbeth, fiancée a seize ans, pour des raisons politiques, au prince de Mantoue en route pour les noces. Elle va s’éprendre de ce nouveau bouffon. N’en disons pas davantage. Le livret diffère sensiblement de la pièce par son dénouement : ici, l’incertitude entre la paix et la guerre est développée, le prince de Mantoue ne fuit pas, mais anoblit Fantasio (Comte), le roi surenchérit (Prince), Elsbeth ne donne plus 20 000 écus… Tous deux pourront se marier, ce qui demeurait équivoque dans la pièce. Peu importe.
La partition, reconstituée par Jean-Christophe Keck, est celle de la création, enrichie de la romance de Fantasio. L’importance de l’ouverture, des entractes, le soin mis à la caractérisation orchestrale des airs et des ensembles, tout concourt à nous autoriser à parler de chef-d’œuvre. Deux duos de chanteurs dominent la partition. Celui formé naturellement par Fantasio et Elsbeth, et celui du Prince de Mantoue et de Marinoni. Les ensembles sont nombreux, avec ou sans le chœur, et remarquablement équilibrés.
Marianne Crebassa, l’enfant du pays, fidèle à Montpellier où elle y fit ses débuts, a pris son envol, à Salzbourg en particulier. Cette grande mezzo, qui n’a pas fini de faire parler d’elle, a répondu aux questions de Christophe Rizoud il y a peu. La voix est ample, sonore, chaude, égale dans tous les registres. Son aisance naturelle, son intelligence du rôle font d’elle un Fantasio idéal. Elsbeth est Omo Bello, dont on se souvient ici de l’émouvante Jeanne (de la Vivandière, de Benjamin Godard) en 2013. Depuis, elle est sortie de sa chrysalide pour prendre les couleurs du plus séduisant des papillons. Son air du 2e acte, la valse chantée « Ah ! Dans son cœur qui donc peut lire ? » est du plus pur Offenbach, un bijou, comme chacune de ses interventions. Un registre médian plein, sonore, fruité, des aigus agiles et clairs, c’est toujours un bonheur de l’écouter, seule ou en duo avec Marianne Crebassa, car leur l’entente est parfaite. Jean-Sébastien Bou, lui aussi fidèle à Montpellier, incarne le prince de Mantoue, auquel Esbeth est promise. La voix, bien projetée, au timbre riche, de couleurs chaudes, est servie par une émission naturelle aisée, avec une diction exemplaire : le baryton d’excellence pour ce rôle, du beau chant français. Marinoni est incarné par Loïc Félix, ténor agile dans tous les registres, avec force et légèreté, délicatesse aussi. Si le trio des amis de Fantasio est remarquable, très équilibré (Enguerrand de Hys, Rémy Mathieu et Jean-Gabriel Saint-Martin), Spark (Michal Partika), à l’émission parfois ingrate, forcée, demeure en deçà des attentes. Flamel est chanté par Marie Lenormand, beau mezzo au timbre riche, aux amples graves, toujours intelligible.
Les chœurs de la Radio-Lettone se joignent à ceux de l’Opéra de Montpellier pour de nombreuses interventions, variées à souhait (voix égales, voix mixtes) combinées aux solistes et aux ensembles : du beau travail, vigoureux, clair et d’une rare cohérence.
L’orchestre national Montpellier Languedoc, dirigé par Friedemann Layer est frémissant comme il convient, délié, et souligne la délicatesse de l’écriture avec de belles couleurs. On retrouve l’affection particulière d’Offenbach pour le violoncelle auquel il confie de belles interventions. La direction, toujours attentive aux inflexions du chant, à la battue symétrique, sans baguette, est efficace, malgré quelques imprécisions.
Offenbach n’aurait osé rêver réalisation plus somptueuse, au point que l’on s’interroge sur les effectifs en présence : Jamais l’Opéra-Comique n’a mobilisé une soixantaine de choristes pour un ouvrage semblable, la fosse d’orchestre n’aurait pu contenir une grande formation comme celle de ce soir. Mais, ne boudons pas notre plaisir… Car plaisir il y a, partagé par un public enthousiaste. A quand une réalisation scénique, qui s’impose maintenant plus que jamais ?