Les clichés ont la vie dure : non, il n’y a pas que des (voix d’) anges chez les contre-ténors… et tant mieux ! Fier et ombrageux Ottone à Vienne il y a quelques semaines dans l’Agrippina mise en scène par Robert Carsen, Filippo Mineccia est sur le point de prêter son métal viril et sa présence magnétique à l’un des pires salauds du théâtre haendélien : Silla, antihéros du plus court des opéras du Saxon, à l’affiche du Händel Festspiele de Halle les 4 et 9 juin prochains.
Silla est rarement joué à notre époque et nous ne savons pas si l’opéra a réellement été donné du vivant de Händel : la seule partition qui nous est parvenue est incomplète, certains historiens pensent que l’œuvre a été annulée à la dernière minute et n’a jamais été achevée. Que diriez-vous pour en faire la publicité et attiser la curiosité du mélomane ?
Silla est une œuvre très intéressante, qui est restée inachevée, mais qui contient de nombreuses idées que Händel réutilisera dans ses autres opéras, par exemple dans Amadigi di Gaula. Le livret n’est pas une merveille, mais je trouve que Stephen Lawless a réalisé un excellent travail sur les personnages. Sa mise en scène est riche en mouvements, violente mais jamais vulgaire. Elle me rappelle Les Damnés de Visconti et, de fait, c’est précisément ce qu’il a voulu : recréer les derniers jours d’un tyran déchu qui croit encore avoir le pouvoir. Il en reste persuadé alors que tout est perdu. L’œuvre est fort brève et tient, dans cette production, en un acte d’une heure et cinquante minutes, ce qui la rend très agréable. De nombreux airs sont aussi d’une facture magnifique !
Comment Enrico Onofri a-t-il abordé les lacunes de la partition ?
Enrico Onofri et la direction artistique du Festival de Halle ont décidé de se baser sur la nouvelle édition Bärenreiter, sans rien y ajouter. Seuls quelques récitatifs ont été raccourcis pour les besoins de la mise en scène.
Silla est un tyran cruel doublé d’un prédateur sexuel. Pourquoi êtes-vous si souvent demandé dans les rôles de méchants et comment vous y préparez-vous ?
Les rôles de méchants et les personnages tourmentés sont, indiscutablement, ceux que j’interprète le mieux. J’adore le rôle de saint Pierre dans la Passion de Caldara ou Ptolémée dans Giulio Cesare. Ce ne sont là que deux exemples, mais je pourrais en donner beaucoup d’autres. J’aime entrer en contact avec ces forces obscures ou tourmentées, chercher à les incarner au mieux et à en restituer toutes les facettes. Il y a deux ans, j’ai donné à Lisbonne un récital avec l’ensemble Divino Sospiro entièrement dédié au Mal et aux figures diaboliques [Diabolicamente divino]. Le Mal, dans tous ses aspects, me fascine énormément et quand j’étudie un personnage maléfique, je me demande toujours comment il en est arrivé à se comporter de cette manière, s’il a toujours été profondément mauvais ou bien si certains traumatismes ne l’ont pas amené à agir ainsi. En tout méchant il y a un enfant qui pleure !
Les contre-ténors italiens ont longtemps été des oiseaux exotiques sur la scène lyrique, mais aujourd’hui une nouvelle génération de chanteurs émerge, qui se produit non seulement en Italie, mais également à l’étranger. Vous chantiez Ottone (Agrippina) à Vienne il y a quelques semaines, avant un concert à Cadix puis maintenant cette production de Silla à Halle. Est-ce juste une impression ou les choses sont-elles vraiment en train de changer ?
Elles sont clairement en train de changer, et ce pour différentes raisons. L’Italie, surtout à cause de son rejet de tout ce qui n’est plus commercial, a presque totalement ignoré la redécouverte du baroque, à ses débuts du moins. La fin des années 90 a vu éclore plusieurs ensembles qui ont offert un souffle nouveau à la musique ancienne et en ont proposé une approche différente. Les contre-ténors italiens sont apparus avec retard par rapport aux écoles anglo-saxonnes et les premières tentatives n’ont pas toujours été heureuses. Mais aujourd’hui, ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je crois pouvoir affirmer qu’ils se profilent comme autant d’alternatives parfaitement valables à leurs collègues d’au-delà des Alpes, avec un léger avantage, si je puis me permettre : la perfection de la diction, fondamentale dans l’interprétation du répertoire baroque italien.
Qu’est-ce qui vous a convaincu d’abandonner le violoncelle au profit de la voix de contre-ténor ?
Comme violoncelliste, j’étais plutôt moyen, néanmoins, j’ai voulu décrocher mon diplôme et les efforts que cela m’a coûtés étaient compensés par la facilité que j’avais à étudier le chant. Je souffrais beaucoup d’avoir en tête une idée précise du son que je voulais obtenir et de ne jamais parvenir à le rendre avec l’instrument. Mais cela m’a peut-être aidé à me forger une idée personnelle du son que j’ai pu ensuite produire avec la voix. Après la mue, je n’ai plus chanté la moindre note jusqu’à vingt-et-un ou vingt-deux ans. C’est à cette époque que mon amour du répertoire instrumental baroque m’a conduit à écouter aussi la musique vocale. Je me souviens encore du premier disque d’un contre-ténor que j’ai découvert : le récital de Drew Minter consacré à Senesino. Après quarante secondes du premier air, « Va tacito e nascosto », j’ai compris que c’était ce que je voulais faire. La révélation a été fulgurante ! Et je me souviens encore de l’immense bonheur que j’ai ressenti en prenant conscience que j’avais trouvé ma voie. Tout le monde n’a pas cette chance.
Votre nouveau disque comme soliste est un récital, passionnant, entièrement dédié à Attilio Ariosti. Comment est né ce projet ?
Depuis maintenant six ans, je travaille à la redécouverte de compositeurs moins connus et je tente de retracer la carrière des plus célèbres castrats contraltos des périodes baroque et classique. C’est un travail parallèle à mon activité de chanteur soliste, mais que j’adore au même titre, car c’est une source continuelle de surprises et de satisfaction. Le disque sur Ariosti est un projet auquel je tenais énormément, bien que beaucoup de personnes me déconseillaient d’aborder un compositeur inconnu. Je me suis attelé à l’étude de ses partitions, avec un intérêt grandissant, j’ai recherché de nombreux manuscrits et découvert de la fort belle musique. En outre, la personnalité de cet homme polyvalent – musicien, ambassadeur (et probablement espion), religieux… – m’avait, dès le début, intrigué. Ce disque est ma deuxième réalisation comme soliste et je suis très content du résultat. Je l’ai proposé à Andrea Friggi, directeur de l’Ensemble Odyssee, ainsi qu’à la maison de disques Glossa et le projet a été accueilli avec un bel enthousiasme. Après quatre années de travail, il a enfin vu le jour et j’espère qu’il va plaire au public, tout en développant l’intérêt des musiciens pour la redécouverte d’un compositeur extrêmement intéressant.
Propos recueillis le 27 mai 2016 et traduits de l’italien