Sortir d’une création et se dire qu’on veut y retourner ! Quel gage de cette réussite pour cette œuvre qui a tout le potentiel pour s’installer au répertoire de nos maisons d’opéra, au-delà de Milan où elle a vu le jour en 2018, de Valence et d’Amsterdam qui l’ont accueillie par la suite, avant sa dernière station dans l’écrin du Palais Garnier. Thomas Niel rappelait dans ces colonnes la longue gestation d’une création sans cesse reportée, que György Kurtág entendait réviser mais dont il ne fit rien, sur les conseils avisés de Pierre Audi. Il faut dire que tous les choix opérés eu égard à sa source théâtrale ont été les bons. Près des deux tiers du texte de Beckett sont adaptés. Le compositeur délaisse les « jeux » du théâtre de l’absurde où l’on ne sait jamais vraiment si Clov et Hamm jouent à se torturer, ou s’ils y vont franchement. Il en va de même pour les palabres autour du réveil matin (sensé indiquer le départ ou la mort du boiteux) et ceux autour du chien en peluche, que le metteur en scène réintroduit en objet de scène fortuit et comique. Subsistent les monologues et dialogues qui assemblent ces personnages de bric et de broc, leur rapport ténu, leur tendresse maladroite. L’écriture orchestrale et vocale du compositeur hongrois s’inscrit dans la droite ligne de pièces comme les Kafka Fragments, un geste morcelé qui épouse les silences voulus par les didascalies tout en conférant tension, gravité ou le comique ambivalent contenu dans le chef-d’œuvre de Beckett. Les bâillements et onomatopées sont par exemple désopilants portés par les « vocalises » des chanteurs et les cuivres dégoulinants de l’orchestre.
Celui-ci trouve le juste rythme sous la direction acérée de Markus Stenz. Il commente autant qu’il scande l’avancée de cette absence d’histoire, de ces réminiscences qui ne vont nulle part. Pierre Audi propose une scène au cordeau, caractérise simplement chaque personnage comme il se doit et maintient une direction d’acteur vive pendant les près de deux heures que dure l’opéra. Il suit à la lettre les didascalies, notamment pendant la première pantomime de Clov avec cette échelle qu’il déplace, oublie avant de lancer des ricanements incongrus. La scène avec Nell et Nagg est un modèle de justesse comique : elle, ravie de la crèche et déjà absente de ce monde qu’elle va quitter, lui anxieux (le jeu sur le déplacement de ses doigts sur le rebord de la poubelle est jubilatoire) et tendre, se rejoignent dans une scène élégiaque qui contraste fortement avec la mine butée de Hamm et les piques acerbes qu’il balance à Clov à chaque coup de sifflet.
© Sébastien Mathé / Opéra National de Paris
Ce sont les quatre même chanteurs qui accompagnent cette pièce depuis sa création milanaise. Leur prononciation du français est désormais irréprochable. Hilary Summers enchante chacune des interventions de Nell de son timbre rond qu’elle sait moduler pour trouver la juste intonation de ses répliques. Leonardo Costellazzi double ses talents d’acteur d’une science toute belcantiste du chant qui lui permet d’habiter un Nagg tant amoureux benêt, comique raté que père en manque d’autorité. Leigh Melrose hérite peut-être du rôle le plus complexe. Souvent son chant se réduit au murmure ou à l’éructation. Il les enchaine avec brio et tient en haleine pendant le monologue tendu dans sa dernière scène. Silhouette immobile et voix de plomb ou bien gueulard agité, Frode Olsen enfin inquiète tout du long et achève pour de bon de remporter cette partie sans fin !